1*Merci beaucoup de votre article dans le Mercure de France,1 2lequel m’a beaucoup surpris. Je l’aime beaucoup comme oeuvre d’art en soi, 3je trouve que vous faites de la couleur avec vos paroles; enfin dans votre article 4je retrouve mes toiles mais meilleures qu’elles ne le sont en réalité, plus riches/ 5plus significatives.– Pourtant je me sens mal à l’aise lorsque j’y songe que 6plutôt qu’à moi ce que vous dites reviendrait à d’autres.– Par exemple 7à Monticelli surtout. Parlant de “il est – que je sache – le seul peintre 8qui perçoive le chromatisme des chôses avec cette intensité, avec cette 9qualité métallique, gemmique”2– s’il vous plait d’aller voir, chez mon frère, 10'certain bouquet de Monticelli – bouquet en blanc, bleu myosotys & orangé3 – 11alors vous sentirez ce que je veux dire. Mais depuis longtemps les meilleurs/ 12les plus étonnants Monticelli sont en Ecosse/ en Angleterre.4 Dans 13un musée du nord – celui de Lille – je crois – il doit cependant encore y 14avoir une merveille de lui,5 autrement riche et certes non moins Français 15que le départ pour Cythère de Watteau.6 Actuellement M. Lauzet est en 16train de reproduire une trentaine de Monticelli.7 Voici –, à ce que je sache, 17il n’y a pas de coloriste venant aussi droit et directement de Delacroix; 18et pourtant est-il probable, à mon avis, que Monticelli ne tenait que de 19seconde main les théories de la couleur de Delacroix; notamment il 20les tenait de Diaz et de Ziem.8 Son tempérament d’artiste à lui/ 21Monticelli/ cela me semble être juste celui de l’auteur du Decamerone 22– Boccace – Un mélancolique, un malheureux assez résigné, voyant 23passer la noce du beau monde, les amoureux de son temps, les 24peignant/ les analysant, lui – le mis de côté.9 Oh! il n’imite pas 25Boccace/ pas davantage que Henri Leys n’imita les primitifs.–10 26Eh bien, c’était donc pour dire que sur mon nom paraissent 27s’égarer des chôses que vous feriez mieux de dire de Monticelli, 28auquel je dois beaucoup. Ensuite je dois beaucoup à Paul 29Gauguin avec lequel j’ai travaillé durant quelques mois 30à Arles et que d’ailleurs je connaissais déjà à Paris.
31Gauguin/ cet artiste curieux, cet étranger duquel l’allure 32et le regard rappellent vaguement le portrait d’homme 33de Rembrandt à la galerie Lacaze,11 cet ami qui aime à 34faire sentir qu’un bon tableau doit être l’équivalent d’une 35bonne action, non pas qu’il le dise, mais enfin il est 36difficile de le fréquenter sans songer à une certaine responsabilité 37morale.– Quelques jours avant de nous séparer/ alors 38quea la maladie m’a forcée d’entrer dans une maison de 39Santé/ j’ai essayé de peindre “sa place vide”_
40C’est une étude de son fauteuil en bois brun rouge sombre/ 41le siège en paille verdâtre et à la place de l’absent 42un flambeau allumé et des romans modernes.12 Veuillez 43à l’occasion, en souvenir de lui/ un peu revoir cette étude 44laquelle est toute entière dans des tons rompus verts et rouges. 45Vous vous apercevez donc peut-être que votre article eût été plus juste 46et – il me semblerait – en conséquence plus puissant – si traitant 47la question d’avenir “peinture des tropiques” et la question de couleur/13 48vous y eussiez – avant de parler de moi – fait justice pour 49Gauguin et pour Monticelli. Car la part qui m’en revient 50ou reviendra demeurera, je vous l’assure, fort secondaire.–
51Et puis, j’aurais encore autre chôse à vous demander. Mettons que les deux toiles 52de tournesols qui actuellement sont aux vingtistes14 ayent de certaines qualités 53de couleur et puis aussi que ça exprime une idée symbolisant “la gratitude” –15 54Est-ce autre chôse que tant de tableaux de fleurs plus habilement peints et 55qu’on n’aprécie pas encore assez, les Roses trémières, les Iris Jaunes du père Quo[st]? 56[Les mag]nifiques bouquets de pivoines dont est prodigue Jeannin?–16 Voyez-[vous]/ 57[il me sem]ble si difficile de faire la séparation entre impressionisme et
1v:2 58[autr]e chôse, je ne vois pas l’utilité d’autant d’esprit sectaire que nou[s] 59[avo]ns vu ces dernières années, mais j’en redoute le ridicule.–
60[Et] en terminant je déclare ne pas comprendre que vous parliez d’infamies 61[d]e Meissonnier.17 C’est peutêtre de cet excellent Mauve que j’ai hérité pour 62Meissonnier une admiration sans bornes aucunes; Mauve était intarissable 63sur l’éloge de Troyon et de Meissonnier – combinaison étrange.–
64Ceci pour y attirer votre attention jusqu’à quel point à l’étranger on admire 65sans faire le moindre cas de ce qui divise si souvent malencontreusement 66les artistes en France. Ce que Mauve répétait souvent était à peu près 67ceci/ “si l’on veut faire de la couleur il faut aussi savoir dessiner 68un coin de cheminée ou d’intérieur comme Meissonnier.”–
69Au prochain envoi que je ferai à mon frère j’ajouterai une étude 70de cyprès pour vous si vous voulez bien me faire le plaisir de 71
l’accepter en souvenir de votre article. J’y travaille encore dans 72ce moment/ désirant y mettre une figurine.–18 Le cyprès est si carac- 73téristique au paysage de Provence et vous le sentiez en disant: 74“même la couleur noire”_19 Jusqu’à présent je 75n’ai pas pu les faire comme je le sens; les émotions qui me prennent 76devant la nature vont chez moi jusqu’à l’évanouissement et 77alors il en résulte une quinzaine de jours pendant lesquels je suis 78incapable de travailler. Pourtant, avant de partir d’ici, je 79compte encore une fois revenir à la charge pour attaquer les 80cyprès. L’étude que je vous ai destinée en représente un 81groupe au coin d’un champ de blé par une journée de 82mistral d’été. C’est donc la note d’un certain noir enveloppée 83dans du bleu mouvant par le grand air qui circule/ et 84opposition fait à la note noire le vermillon des coquelicots.
85Vous verrez que cela constitue à peu près l’assemblage de tons de ces jolis 86'tissages écossais carrelés: vert/ bleu/ rouge/ jaune/ noir/20 qui à vous comme 87à moi dans le temps ont paru si charmants et qu’hélas aujourd’hui 88on ne voit plus guère.
89Recevez en attendant, cher monsieur, l’expression de ma 90gratitude pour votre article. Si je venais à Paris au printemps 91'je ne manquerais certes pas de venir vous remercier en personne_
93lorsque l’étude que je vous enverrai sera sèche à fond, 94aussi dans les empâtements, ce ne sera pas le cas avant un 95an – je croirais que vous feriez bien d’y donner un fort vernis_ 96Et entretemps il faudra plusieurs fois la laver à grande eau pour 97faire évacuer complètement l’huile.21 Cette étude est peinte 98en plein bleu de Prusse/ cette couleur de laquelle on dit 99'tant de mal et de laquelle néamoins Delacroix s’est tant servi.22 100Je crois qu’une fois les tons du bleu de Prusse bien secs/ en 101vernissant vous obtiendrez les tons noirs très noirs nécessaires 102pour faire valoir les differents verts sombres.–
103Je ne sais trop comment il faudrait encadrer cette étude 104mais y tenant que cela fasse penser à ces chères étoffes écossaises/ 105j’ai remarqué qu’un cadre plat très simple/mine orange vif/ 106fait l’effet voulu avec les bleus du fond et les verts noirs des 107arbres.– Sans cela il n’y aurait peutêtre pas assez de rouge 108dans la toile et la partie supérieure paraitrait un peu froide_
-There are underlinings and traces of composing instructions in the manuscript. We consider the underlinings in l. 24 and l. 60 to be autograph; the others are very probably by someone else. The four corners of the paper have been torn off, leading to loss of text. It can be deduced that this nust have been done before first publication in G.-A. Aurier, Oeuvres posthumes of 1893 from the addition ‘en avons’, which was written above l. 58 and included in that first publication. Although it looks as if the letter had already been damaged when it came into the hands of the editors of the time, we see no reason to depart from their proposed restoration of the missing text and have therefore included it here, with the exception of ‘Les’ instead of ‘les’, and ‘avons’ instead of ‘en avons’ (l. 56 and l. 59).