Merci bien de ta dernière lettre,1 je suis bien aise que ta santé et celle de Jo vont bien et pense bien souvent à vous autres.
C’est très intéressant ce que tu racontes d’une publication de lithographies coloriées avec un texte sur Monticelli,2 cela me fait franchement un plaisir très vif et je serais très curieux de les voir un jour. J’espère qu’il reproduira en couleur le bouquet que tu as3 car cela est une chose de première ordre comme couleur. J’aimerais bien un jour faire une planche ou deux dans ce genre moi-même d’après mes toiles. Ainsi je travaille à un tableau dans ce moment, des femmes cueillant des olives, qui s’y prêterait je crois. Voici les couleurs, le terrain est violet et plus loin ocre jaune, les oliviers aux troncs bronze ont un feuillage vert gris, le ciel est entierement rose et 3 figurines rose aussi. Le tout dans une gamme fort discrète.4 C’est une toile que je travaille de tête d’après l’etude de même grandeur faite sur place5 parceque je veux une chôse lointaine comme un vague souvenir adouci par le temps. Il n’y a que deux notes, rose et vert, qui s’harmonisent, se neutralisent, se font opposition. J’en ferai probablement 2 ou trois répétitions car enfin c’est le résultat d’une demi douzaine d’études d’oliviers.6
Je trouve probable que je ne ferai plus guère des chôses empâtées, c’est le resultat de la vie calme de reclusion que je mène et je m’en trouve mieux. Au fond je ne suis pas si violent que cela, enfin je me sens davantage moi dans le calme.
Tu le verras peutêtre aussi dans la toile pour les Vingtistes que j’ai expediée hier, le champ de blé au soleil levant.7 En même temps tu recevras la chambre à coucher.8 J’y ai encore joint deux dessins.9 Je suis curieux de savoir ce que tu diras du champ de blé, il faudra le regarder pendant quelque temps peutêtre. Cependant j’espère que tu m’écriras bientôt si c’est arrivé en bon ordre si tu trouves une demi heure de loisir semaine prochaine.–
Je serais tout à fait résigné à rester ici encore l’année prochaine parceque je crois que le travail marchera un peu. Et je sens le pays ici, par le séjour prolongé, autrement que le premier endroit venu – les bonnes idées germent maintenant un peu et faudra les laisser se développer. Et ainsi je me serais si peu écarté de l’idée d’aller chercher quelque chôse dans le pays de Tartarin.10 J’ai grand désir de faire encore et les cyprès et les Alpines et faisant souvent de longues courses dans toutes les directions j’ai noté bien des motifs et connais de bons endroits pour lorsque les beaux jours viendront. Puis en changeant au point de vue des dépenses il n’y aurait guère d’avantage je crois et la réussite du travail est encore plus douteuse en changeant. J’ai reçu une lettre de Gauguin encore fort bien, une lettre bien impregnée du voisinage de la mer, je crois qu’il doit faire de belles choses un peu sauvages.11
Tu me dis de ne pas me faire trop de soucis et que de meilleurs jours viendront encore pour moi. Je dirais que ces meilleurs jours ont déjà commencés pour moi même, lorsque j’entrevois la possibilité de compléter un peu le travail de façon que tu aies une serie d’études provençales un peu senties qui se tiendront, voilà ce que j’espère, avec nos lointains souvenirs de jeunesse en Hollande et ainsi je me fais une fête de refaire encore les oliveuses pour la mère et la soeur.12 Et si je pouvais un jour prouver que je n’apauvrirais pas la famille cela me soulagerait. Car à présent j’ai toujours beaucoup de remords de dépenser de l’argent qui ne rentre pas. Mais comme tu dis, patience et travailler est la seule chance de sortir de là.
Je me le dis cependant souvent que si j’avais fait comme toi, si j’étais resté chez les Goupil, si je m’étais borné à vendre des tableaux, j’aurais mieux fait.– Car dans le commerce si on ne produit pas soi-même on fait produire les autres à present que tant d’artistes ont besoin de soutien dans les marchands et n’en trouvent que rarement.
L’argent qui était chez M. Peyron est épuisé et même il m’a il y a quelques jours donné 10 francs en avance. et dans le courant du mois il m’en faudra bien encore dix et je trouverais juste de donner à Nouvel an quelque chôse aux garçons de service d’ici et au concierge, ce qui fera encore une dizaine de francs.
Pour ce qui est des vêtements d’hiver, ce que j’ai n’est pas grand chôse comme tu comprendras mais c’est chaud assez et donc nous pouvons attendre jusqu’au printemps avec cela.– Si je sors c’est pour travailler donc alors je mets ce que j’ai de plus usé et j’ai un veston et pantalon en velours pour ici. Je compte au printemps, si je suis ici, aller faire quelques tableaux à Arles aussi et si vers cette époque-là je prends quelque chose de neuf cela suffira.
Je t’envoie ci-inclus une commande de toile et de couleurs mais j’en ai encore et cela peut attendre le mois prochain si celui ci serait trop chargé déjà.
Du tableau de Manet dont tu parles, je me souviens.13 un ideal de figure est pour moi toujours resté le portrait d’homme de Puvis de Chavannes, un vieillard lisant un roman jaune, ayant à côté de lui une rose et des pinceaux d’aquarelle dans un verre d’eau – et le portrait de dame qu’il avait à la même exposition,14 une femme déjà vieille mais tout à fait telle que Michelet le sentait, qu’il n’y a pas de vieille femme.15 Ce sont là des chôses consolantes, voir la vie moderne claire malgré ses inévitables tristesses.
l’année dernière vers cette époque je ne pensais certes pas que j’en reviendrais encore tant que cela.
Dis bien des chôses à Isaacson si tu le vois et à Bernard.
Je regrette de ne pas pouvoir de ces jours ci envoyer les oliviers mais cela sèche si mal qu’il faudra attendre.
Je crois que ce serait une bonne mesure de faire venir la soeur en Janvier. Ah si celle là se mariait ce serait une bonne chôse.
Je te serre bien la main en pensée, je vais encore travailler un peu dehors, il fait du mistral.– Vers le moment du coucher du soleil cela se calme un peu d’habitude, alors il y a des effets superbes de ciels citron pâle et les pins désolés détachent leurs silhouettes là contre avec des effets de dentelle noire exquise.
d’autres fois le ciel est rouge, d’autres fois d’un ton extremement fin, neutre, de citron pâle encore mais neutralisé par du lilas fin.
J’ai un effet de soir d’un pin encore contre du rose et du jaune vert.16 Enfin sous peu tu verras ces toiles dont la première, le champ de blé, vient de partir. à bientôt j’espère, bien des choses à Jo.