2Depuis longtemps je devais vous répondre à votre longue lettre;1 je sais 3combien vous êtes isolé en Provence et que vous aimez à recevoir des 4nouvelles des copains qui vous intéressent, et cependant beaucoup de 5circonstances m’en ont empêché. Entre autres un assez grand travail 6que nous avons entrepris en commun de Haan et moi: une 7décoration de l’auberge où nous mangeons_–2 On commence par 8un mur puis on finit par faire les quatre, même le vitrail.3 9C’est une chose qui apprend beaucoup, par conséquent utile_ 10De Haama a fait sur le plâtre même un grand panneau 11de 2mètres sur 1,50 de haut. Je vous envoie ci-joint 12un croquis fait sommairement de la chose_– Paysannes d’ici 13travaillant au chanvre sur un fond de meules de paille_4
14Je trouve celà très bien et très-complet, fait aussi 15sérieusement qu’un tableau_–
16'J’ai fait à la suite une paysanne en train de filer sur 17le bord de la mer, son chien et sa vache_–5 Nos deux 18portraits sur chaque porte_–6 Dans la fièvre du travail, 19et la hâte de voir tout terminé, le moment de se 20coucher arrivait aussitot et je remettais ma lettre à 21plus tard – maintenant causons_–
22de tableaux religieux je n’en ai fait qu’un cette année,7 23et celà il est bon de faire quelquefois des essais de toute 24sorte, afin d’entretenir ses forces imaginatives, et 25on revoit la nature après avec plaisir. Enfin tout celà 26est affaire de tempérament_– Moi ce que j’ai fait 27surtout cette année, ce sont de simples enfants de
1v:2 28paysan, se promenant indifferents sur le bord de la mer 29avec leurs vaches.8 Seulement comme le trompe l’oeil 30du plein air et de quoique ce soit ne me plaît pas/ 31je cherche à mettre dans ces figures désolées, le sauvage 32que j’y vois et qui est en moi aussi_– Ici en Bretagne 33les paysans ont un air du moyen âge et n’ont pas 34l’air de penser un instant que Paris existe et qu’on soit 35en 1889 – tout le contraire du midi_– Ici tout est rude 36comme la langue Bretonne, bien fermé (il semble à 37'tout jamais)_– Les costumes sont aussi presque symbolique/ 38influencés par les superstitions du catholicisme_– Voyez le 39dos/ corsage une croix,
39*la tête envelopée d’une marmotte 40noire comme les religieuses – avec celà 41les figures sont presque asiatiques/ 42jaunes et triangulaires, sévères.
42*Que diable/ je veux 43aussi consulter la nature mais je ne veux pas en 44retirer ce que j’y vois et ce qui vient à ma pensée_– 45Les roches, les costumes sont noirs et jaunes; je ne 46peux pourtant pas les mettre blonds et coquets_– 47Encore craintifs du seigneur et du curé les bretons 48tiennent leurs chapeaux et tous leurs ustensiles comme 49s’ils étaient dans une église; je les peins aussi en 50cet état et non dans une verve méridionale_–
51En ce moment je fais une toile de 50, des 52femmes ramassant du goëmon sur le bord de 53la mer_–9 Ce sont comme des boîtes étagées de 54distance en distances, vêtements bleus et coiffes noires
2r:3 55'et celà malgré l’âpreté du froid_– Fumier qu’ils 56ramassent pour fumer leurs terres, couleur ocre de 57ru avec des reflets fauve_– Sables roses et non jaunes 58'à cause de l’humidité probablement – mer sombre. 59En voyant celà tous les jours il me vient comme une 60bouffée de lutte pour la vie, de tristesse et 61d’obéissance aux lois malheureuses_– Cette bouffée je cherche 62à la mettre sur la toile, non par hazard, mais par 63raisonnement en exagérant peut être certaines rigidités 64de pose, certaines couleurs sombres etc... Tout celà est 65peut être manieré mais dans le tableau/ où est 66'le naturel?– Tout depuis les âges les plus reculés est 67dans les tableaux, tout à fait conventionel, voulu, 68d’un bout à l’autre et bien loin du naturel/ par 69conséquent bien manieré_– Ils ont, les maîtres anciens/ 70direz-vous/ le genie_– C’est vrai et nous ne l’avons pas, 71mais ce n’est pas une raison pour ne pas procéder 72comme eux_– Pour un Japonais ce que nous faisons est 73manieré et vice versâ; celà provient qu’il y a entre 74les deux un écart notable dans la vision/ 75les usages et les types_– Donc si un homme par 76suite de race/ tempérament ou autre cause, voit/ 77sent/ pense different de la masse il est peu naturel 78et par suite manieré_–
79Vous avez-vu à Arles le portail de St Trophine,b vu 80et exécuté bien différent des hommes du nord avec 81des proportions bien loin de la nature, et celà vous l’avez 82admiré, sans cauchemar10 – non en art (la verité 83'est ce que l’on sent, dans l’état d’âme où on est)_– 84Rêve qui veut ou qui peut_– S’y laisse aller 85qui veut ou qui peut_– Et le rêve vient toujours de 86la realité dans la nature_– Un Indien sauvage ne 87verra jamais en rêve un homme habillé comme à 88Paris – etc....
89de Haam travaille toujours au Pouldu, vous 90remercie de votre bon souvenir et vous dit 91bien des choses_–
92Il est (seul) l’auteur d’Uriel, le tableau dont 93vous avez parlé dans une lettre à Isaacson_–11
94Je n’ai pas trace de votre dessin d’après Rembrandt 95dont vous me proposiez échange (que je ferai avec 96plaisir)_–12