1r:1
Ma chère soeur,
merci beaucoup de m’avoir écrit. j’en serais moi très content si tu allais chez Theo en Janvier – comme il n’est pas impossible que j’aille à Paris aussi, il se pourrait que nous nous rencontrerions. La description de la nouvelle habitation de la mère et toi m’intéresse beaucoup1 et c’est certes un arrangement sage et motivé que ce déménagement. Cela me charmerait certainement si je le voyais, ce quai où l’on vient laver de la laine verte et rouge avec les barques et vaisseaux amarrés2 et l’usine aux fenêtres illuminées le soir. Ce sont là des effets que je peindrais.
Et le jardin aussi avec son mûrier en espalier. Pour ce qui est des mûriers il y en a ici beaucoup. j’en ai peint un dernièrement lorsque le feuillage touffu en était d’un jaune magnifique contre un ciel très bleu et un terrain pierreux blanc ensoleillé derrière.3
Je compte envoyer à Bruxelles4 des tournesols,5 une vigne toute rouge en automne,6 un verger en fleur,7 des troncs d’arbre couverts de lierre8 et enfin un champ de jeune blé au soleil levant.–9 Je travaille cette dernière toile dans ce moment, c’est (avec le verger en fleur que Theo aimait à ce qu’il disait)10 la chôse la plus douce que j’aie peinte. Les lignes fuyantes des sillons montent haut dans la toile vers un lointain de collines violacées. La terre est rose et violette marbrée du vert jaune du blé. Le ciel dans le fond avec un soleil est jaune citron pâle et rose.
Ne te figure pas surtout qu’il fasse moins froid ici qu’en Hollande, l’hiver ne fait que commencer et nous en aurons jusqu’à la fin de mars. Seulement moins de pluie qu’en Hollande, du vent insupportablement agaçant très froid et des froids secs et clairs mais vigoureux pourtant quoique le soleil aie plus de force et le ciel soit très bleu.
 1v:2
Tu recevras je pense bientôt les toiles que je t’avais promises.11 Ce que je trouve fort malheureux c’est que tu écris que Jo dit que Theo tousse encore toujours – bigre – cela ne me plait pas – pourtant j’espère toujours que lorsqu’il sera père cela ira mieux. Je voudrais qu’il eût de ma santé dans ce sens que j’ai moi toujours beaucoup de vie en plein air et lui est toujours toujours à son bureau avec tant de tracas de tête.
Et ils sont bien méchants chez les Boussod, trop orgueilleux et tyranniques.
J’ai 12 grandes toiles en train,12 surtout des vergers d’oliviers dont un avec un ciel entièrement rose,13 un autre avec un ciel vert et orangé,14 un troisieme avec un grand soleil jaune.15
Puis des grands pins ravagés contre un ciel de couchant rouge.16 Je viens de recevoir une très bonne lettre de Theo,17 il dit que Jo et lui se portent bien et il dit aussi que tu viendras peutêtre chez eux. Espérons toujours que sa santé dans quelque temps se redressera tout à fait – c’est chez lui beaucoup l’état de son esprit qui influence le reste. A présent beaucoup de peintres qui ont passé l’hiver à la campagne rentrent à Paris.– Tu demandes qui est Bernard – c’est un peintre jeune – il a vingt ans tout au plus.18 très original. il cherche à faire des figures modernes élégantes comme des antiques grecques ou égyptiennes. Une grace dans les mouvements expressifs, un charme par la couleur hardie. J’ai vu de lui un après midi de dimanche en Bretagne,  1v:3 des paysannes bretonnes, des enfants, des paysans, des chiens préambulenta dans une prairie très verte, les costumes sont noires et rouges et des grandes coiffes blanches.
Mais il y a dans cette foule aussi deux dames, l’une en rouge, l’autre en vert bouteille, qui en font une chose bien moderne.19
Demandes à Theo de te montrer l’aquarelle que j’en ai faite d’après le tableau, c’était si original que j’ai tenu à en avoir une copie.20
Maintenant tu crois te rappeler avoir vu des rochers de lui, il en a fait beaucoup et des falaises et des plages en Bretagne.–
il a aussi fait des paysages et figures de la banlieue de Paris. Théo a de lui une chôse excellente que j’ai échangé contre une toile de moi avec Bernard. C’est le portrait de sa grandmère très-vieille, borgne, le fond est un mur de chambre couvert d’un papier peint couleur chocolat et un lit tout blanc.21
Il vient de m’envoyer 6 photographies d’après des tableaux de lui de cette année et par contraste ce sont des sujets bibliques bizarres et fort critiquables.–22 Mais tu vois par là que c’est un curieux, un chercheur qui essaie de tout. C’est comme des tapisseries moyen age, des figures raides et très colorées. Mais je n’admire cela que médiocrement parceque les prérafaelistes anglais23 ont fait ces chôses-là avec plus de sérieux et de conscience et de savoir et de logique. Ainsi peux tu connaitre de Millais qui a fait the Huguenot,24 une gravure the light of the world.–25 Si tu le voulais je dirais à Bernard de faire ton portrait lorsque tu seras à Paris, il le ferait certainement et très bien je t’assure, je ne lui en parlerais pas si cela te contrariait mais moi j’aimerais bien qu’il te le fasse. Et je l’échangerais contre un tableau de moi dont il demande l’échange.26
 1r:4
En écrivant cette lettre je me suis levé pour aller donner quelque coups de brosse à une toile en train – c’est precisement celle avec les pins ravagés contre un ciel rouge, orangé, jaune – hier c’était très frais – des tons purs et éclatants – eh bien en t’écrivant je ne sais quelles pensées me venaient et en regardant ma toile je me disais, ce n’est pas ça.– Alors j’ai pris une couleur qui parait sur la palette du blanc mat et sale qu’on obtient en mélangeant du blanc, du vert et un peu de carmin, ce ton vert je l’ai sabré sur tout le ciel et voilà qu’à distance cela attendrit les tons en les rompant. et pourtant il semblerait que l’on gâte et salit sa toile. Le malheur et la maladie ne font ils pas cela de nous et de notre santé, et ne valons nous pas mieux tels quels dans la fatalité, le grand sort qui nous emporte, que séreins et bien portants selon nos propres idées et désirs vagues de bonheur possible. Je ne le sais.–
Quelques uns de mes tableaux lorsque je les compare à d’autres portent bien la trace que c’est un malade qui les peint et je t’assure que je ne le fais pas exprès. Mais c’est malgré moi à des tons rompus qu’aboutissent mes calculs. Bernard a des parents qui le logent et le nourissent à contre coeur, souvent lui reprochant toujours de ne pas gagner d’argent. Donc la maison y est parfois un enfer mais personne ne travaille tant avec si peu de frais à ma connaissance. Enfin c’est un brave garçon bien parisien, très élégant. il devait partir soldat cette année mais pour cause de santé on l’a remis à l’année prochaine.
Je dois aller travailler encore, à bientôt, en pensée je t’embrasse bien.

t. à t.
Vincent

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