merci de ta lettre et surtout merci de vos photos qui me donnent une idée de vos travaux.1
Mon frère d’ailleurs m’a l’autre jour écrit là-dessus, disant qu’il aimait beaucoup l’harmonieux de la couleur, une certaine noblesse dans plusieurs figures.–2
Tenez, dans l’adoration des bergers le paysage me charme trop pour oser critiquer et néamoins, c’est trop fort comme impossibilité de supposer un enfantement comme ça sur la route même, la mère qui se met à prier au lieu de donner à têter, les grosses grenouilles éclesiastiques agenouillés comme dans une crise d’épileptiques sont là dieu sait comment et pourquoi,3 mais je ne trouve pas ça sain moi.
Parceque moi j’adore le vrai, le possible, si toutefois je sois capable d’un élan spirituel; et alors m’incline devant cette étude, forte à faire trembler, du père Millet – les paysans qui portent à la ferme un veau né dans les champs.–4 Or – mon ami – cela depuis en France jusqu’en Amérique les gens l’ont senti. Apres cela viendrez vous nous renouveler les tapisseries moyen âge? Vraiment est ce une conviction sincère. non, vous savez mieux faire que ça et vous le savez qu’il faut chercher le possible, le logique, le vrai, dussiez vous un peu oublier les chôses parisiennes à la Baudelaire. Comme je préfère Daumier à ce monsieur-là!
Une annonciation de quoi – – – je vois des figures d’anges ma foi élégantes, une terrasse avec deux cyprès que j’aime beaucoup, il y a là énormement d’air, de clarté....5 mais enfin, cette première impression passée je me demande si c’est une mystification et ces figurantes ne me disent plus rien.–
Mais suffit pour que tu comprennes que je soupirerais de revoir de toi des choses comme le tableau qu’a de toi Gauguin, cette promenade de Bretonnes dans une prairie6 d’une si belle ordonnance, d’une couleur si naivement distinguée. Eh, tu échanges cela contre du – faut il dire le mot – du factice – de l’affection.–
Sur un avant plan d’herbe une figure de jeune fille en robe bleue ou blanche etendue tout de son long. Un second plan – lisière de bois de hêtre, le sol couvert de feuilles rouges tombées, les troncs vert de grisés le barrant verticalement – la chevelure je la suppose une note colorée du ton necessité comme complementaire de la robe blanche, noire si le vetement etait blanc, orangée si le vetement etait bleu.– Mais enfin, je me disais, quel motif simple et comme il sait faire de l’elegance avec rien.–8
Gauguin me parla d’un autre motif, rien que trois arbres, ainsi effet de feuillage orangé contre ciel bleu mais encore bien nettement delinéé, bien divisé cathegoriquement en plans de couleurs opposées et franches – à la bonne heure.–9
Et lorsque je compare cela à ce cauchemar d’un christ au jardin des oliviers,10 ma foi je m’en sens triste et te redemande par la présente à hauts cris et t’engeulant ferme de toute la force de mes poumons de vouloir bien un peu redevenir toi.–
Le christ portant sa croix est atroce.11 Sont elles harmonieuses, les tâches de couleur là-dedans? je ne te fais pas grace cependant d’un poncif – tiens poncif – dans la composition.
Lorsque Gauguin était à Arles, comme tu le sais une ou deux fois je me suis laissé aller à une abstraction, dans la berceuse,12 une liseuse de romans noire dans une bibliotheque jaune,13 et alors l’abstraction me paraissait une voie charmante. Mais c’est terrain enchanté14 ça – mon bon – et vite on se trouve devant un mur.– Je ne dis pas, après toute une vie mâle de recherches, de lutte avec la nature corps à corps, on peut s’y risquer mais quant à moi je ne veux pas me creuser la tête avec ces chôses-là. Et toute l’année ai tripoté d’après nature ne songeant guère à l’impressionisme ni à ceci ni à cela.
Cependant encore une fois je me laisse aller à faire des étoiles trop grande &c., nouvel echec et j’en ai assez.15
Donc actuellement travaille dans les oliviers cherchant les effets variés d’un ciel gris contre terrain jaune avec note vert noira du feuillage, une autre fois le terrain et feuillage tout violacé contre ciel jaune, puis terrain ocre rouge et ciel rose & vert.–16 Va, ca m’intéresse davantage que les abstractions ainsi nommés.b
Et si je n’ai pas écrit depuis longtemps, c’est qu’ayant à lutter contre ma maladie et à calmer ma tête je ne me sentais guère envie de discuter et trouvais du danger à ces abstractions. Et en travaillant tout tranquillement les beaux sujets viendront tout seuls, il s’agit vraiment surtout de bien se retremper dans la realité sans plan conçu d’avance, sans parti pris parisien. Suis d’ailleurs fort mecontent de cette année mais peutêtre prouvera-t-elle un fondement solide pour la prochaine. Je me suis bien laissé pénétrer par l’air des petites montagnes et des vergers.– Avec ça je verrai. Mon ambition se borne bien à quelques mottes de terre, du blé qui germe. Un verger d’oliviers. Un cyprès, le dernier par exemple pas commode à faire. Toi qui aimes les primitifs, qui les étudie, je te le demande, pourquoi tu sembles ne pas connaitre Giotto.– Gauguin et moi avons encore vu un tout petit panneau de lui à Montpellier, la mort d’une bonne sainte femme quelquonque.17 là les expressions de douleur & d’extase sont humains à tel point que tout dixneuvieme siecle qu’on soit, on s’y sent – et croit avoir été là, présent, tant on partage l’émotion. Si je voyais tes toiles mêmes, je crois que neamoins la couleur pourrait me passionner.– mais alors tu parles de portraits que tu as fait et serré de près, voilà ce qui sera bien et où tu auras été toi.–
Voici description d’une toile que j’ai devant moi dans ce moment. Une vue du parc de la maison de santé où je suis, à droite une terrasse grise, un pan de maison, quelques buissons de roses déflories, à gauche le terrain du parc – ocre rouge – terrain brulé par le soleil couvert de brindilles de pin tombées. Cette lisière de parc est plantée de grands pins aux troncs & branches ocre rouge, au feuillage vert attristé par un mélange de noir. Ces hauts arbres se détachent sur un ciel du soir strié de violet sur fond jaune. le jaune tourne dans le haut au rose, tourne au vert. Une muraille – ocre rouge encore – barre la vue et n’est dépassé que par une colline violette et ocre jaune.– Or le premier arbre est un tronc énorme mais frappé par la foudre et scié. Une branche laterale cependant s’élance très haute et retombe en avalanche de brindilles vert sombre.
Ce géant sombre – comme un orgueuilleux défait – contraste en tant que consideré comme caractère d’être vivant, avec le sourire pâle d’une dernière rose sur le buisson qui se fâne en face de lui. Sous les arbres des bancs de pierre vide, du buis sombre. le ciel se reflète jaune après la pluie dans une flaque. Un rayon de soleil – le dernier reflet – exalte jusqu’à l’orangé l’ocre sombre – des figurines noires rodent cà et là entre les troncs.18 Tu comprendras que cette combinaison d’ocre rouge, de vert attristé de gris, des traits noirs qui cernent les contours, cela produit un peu la sensation d’angoisse, dont souffrent souvent certains de mes compagnons d’infortune, qu’on appelle “voir rouge”.19 et d’ailleurs le motif du grand arbre frappé par l’éclair, le sourire maladif vert & rose de la derniere fleur d’automne, vient confirmer cette idée.– Une autre toile représente un soleil levant sur un champ de jeune blé.– Des lignes fuyantes de sillons montent haut dans la toile vers une muraille et une rangée de collines lilas.20 Le champ est violet et jaune vert. Le soleil blanc est entouré d’une grande auréole jaune. Là-dedans j’ai par contraste à l’autre toile cherché à exprimér du calme, une grande paix.
Je te parle de ces deux toiles, surtout alors de la première, pour te rappeler que pour donner une impression d’angoisse, on peut chercher à le faire sans viser droit au jardin de Ghetsemané historique, pour donner un motif consolant et doux il n’est pas nécessaire de representer les personnages du sermon sur la montagne21 – ah – il est – sans doute – sage, juste, d’être ému par la bible mais la réalité moderne a tellement prise sur nous que même en cherchant abstraitement à reconstruire les jours anciens dans notre pensée – juste alors même les petits evenements de notre vie nous arrachent à ces meditations, et nos aventures à nous nous rejettent de force dans les sensations personelles, joie, ennui, souffrance, colère ou sourire.– La bible – la bible – Millet dès son enfance etait eduqué là-dedans, ne faisait que lire ce livre-là et pourtant jamais ou presque jamais ne fit des tableaux bibliques.–22 Corot a fait un Jardin des oliviers avec le Christ et l’étoile du berger, sublime.23 dans son oeuvre on sent Homere, Aeschyle, Sophocle aussi parfois, comme l’évangile, mais combien discret et préponderant toujours les sensations modernes, possibles, communs à nous tous.– Mais, diras-tu, Delacroix – oui Delacroix – mais alors tu aurais encore tout autrement à étudier, oui étudier l’histoire avant de mettre les chôses à leur place comme ça.
Donc, c’est un échec mon brave, tes tableaux bibliques mais.... il y en a peu qui se trompent comme ça et c’est une erreur mais le retour de cela sera j’ose croire épatant, et c’est en se trompant qu’on trouve parfois le chemin. Va, revenge t’en en peignant ton jardin tel qu’il est ou ce que tu voudras. En tout cas c’est bon de chercher du distingué, de la noblesse dans les figures et tes etudes representent un effort fait et donc autre chôse que du temps perdu.
Savoir diviser une toile ainsi en grands plans enchevêtrés, trouver des lignes, des formes faisant contraste – c’est de la technique – des trucs si tu veux de la cuisine mais enfin, c’est que tu aprofondis ton metier et cela c’est bien. Quelque haïssable que soit la peinture et encombrante au temps où nous sommes, celui qui a choisi ce métier, s’il l’exerce quand même avec zele, est homme du devoir et solide et fidèle. La société nous rend parfois l’existence bien penible et de là aussi vient notre impuissance et l’imparfait de nos travaux. Je crois que Gauguin lui-même en souffre beaucoup aussi, et ne peut pas se developper comme pourtant c’est en dedans de lui de pouvoir le faire.
Moi je souffre de ce que je manque de modèles absolument. Par contre il y a des beaux sites ici. Viens de faire 5 toiles de 30 des oliviers. Et si je reste ici encore, c’est que ma santé se refait beaucoup. Ce que je fais est dur, sec, mais c’est que je cherche à me retremper par du travail un peu rude et craindrais que les abstractions ramollissent. As tu vu une étude de moi avec un petit faucheur. Un champ de blé jaune et un soleil jaune.– Ca n’y est pas – et pourtant là-dedans j’ai encore attaqué cette diable de question du jaune.–24 Je parle de celle qui est empatée et fait sur place, non de la repetition à hachures où l’effet est plus faible. Je voulais faire cela en plein souffre. J’aurais encore bien des chôses à te dire – mais si j’ecris aujourd’hui que ma tête s’est un peu raffermie, auparavant je craignais de me l’échauffer avant d’être gueri. En pensée poignée de main bien cordiale, aussi à Anquetin, aux autres amis si tu en vois et crois moi
t. à t.
Vincent
pas besoin de te dire que je regrette pour toi comme pour ton père que celui ci n’aie pas trouvé bon que tu passe la saison avec Gauguin. Ce dernier m’écrit que pour cause de santé ton service est remis à un an.25 Merci quand même de la description de la maison Egyptienne.26 J’aurais encore voulu savoir si elle était plus grande ou plus petite qu’une chaumière de chez nous – enfin la proportion relativement à la figure humaine. C’était surtout pour la coloration que je demandais le renseignement.