2J’ai reçu votre lettre l’autre jour1 et je vois avec plaisir que 3vous voilà remis (si ce n’est sans retour) au moins pour longtemps: 4temps pendant lequel vous allez pouvoir travailler. Non je n’ai 5pu voir vos dernières toiles, étant depuis longtemps en Bretagne,2 mais 6de Haan le hollandais qui est avec moi a reçu une lettre d’un ami 7lui disant que vos nouvelles toiles étaient réellement quelque 8chose de bien artiste et plus imaginatif que les autres.3 Je suis 9content que vous vous souveniez de nos conversations en tant que 10dessin, et de Haan qui m’a écouté là-dessus a fait de réels 11progrès ici sur ce rapport. J’ai peu de nouvelles à vous donner 12des amis étant moi-même un peu isolé de tout – Laval est 13à Paris – Bernard à St Briac_–4 Son père lui a totalement 14défendu d’être à Pont aven avec moi. Vous vous rappelez 15sans doute la lettre bourgeoise du bonhomme courroucé_–5
16Bernard m’écrit quelquefois; il a beaucoup changé à son avantage 17et comme artiste il continue à faire des choses curieuses et 18belles_– Il n’en n’est pas de même pour moi_– J’ai une 19malheureuse nature qui a soif de nouveau et je ne peux 20m’empêcher de faire de nouvelles recherches. J’ai cette année 21fait un travail tout autre que l’année dernière, travail 22préparatoire à une chose que j’entrevois importante. J’ai fait 23chez vous à Arles un tableau un peu dans ce sens – Les 24vendanges (un tableau dont vous avez fait le dessin.) Une femme 25assise, des vignes en triangle rouge_–6 Degas ne comprend pas 26celui-là_– Dans cet ordre d’idées abstraites je suis amené 27à chercher la forme et la couleur synthétiques_–
28Le moins de métier possible et par ci par là des accessoires 29très-peu executés pour laisser à l’impression d’une figure toute 30sa puissance et ne pas tomber dans la babiole/ enfantillage_– 31J’ai devant moi plusieurs eaux fortes, reproductions de tableaux 32etc. de Rembrandt et j’y trouve beaucoup de ces choses-là_– 33Dans celui que vous avez (la tête d’ange executée et le reste 34inachevé).7 Dans le Tobie/ si toutefois c’est un Tobie/ le lion 35est imposant/ puissant, le paysage aussi et tout le coin 36d’avant plan inachevé, le bonhomme aussi_–8 Il m’a semblé 37à moi que c’était un parti pris et j’ai recherché le 38pourquoi parceque_– Et ce n’est pas une raison parceque je 39'ne suis pas un maître pour que je n’entre pas dans l’ordre 40d’idées d’un maître comme celui-là (avec des applications 41'différentes). Tout celà (mon cher Vincent) me fait crier dessus 42'à Paris (et je sens qu’ils ont tort)_–9 j’ai fait cette année des 43efforts inouis de travail et de réflexion et j’ai l’air de m’être 44reposé_– J’ai à la maison une chose que je n’ai pas envoyée 45et qui vous irait je crois_–
46C’est le Christ dans le jardin des Oliviers – Ciel bleu vert/ 47crépuscule, des arbres tous penchés en masse pourpre, terrain 48violet et le Christ enveloppé d’un vêtement ocre sombre a 49les cheveux vermillon_– Cette toile n’étant pas destinée à être 50comprise je la garde pour longtemps_– Ci inclus ce dessin qui 51vous donnera vaguement l’idée de celà_–10
52Nous sommes/ de Haan et moi/ installés pour le 53travail et le calme_–
54J’ai trouvé sur le bord de la mer une grande maison11 qui 55est louée seulement 2 mois pour les bains de mer – à raison de 56celà je l’ai eue pour très bon marché l’hiver.
57Le haut est une immense terrasse/ 15 mètres sur 12 et 5 mètres 58'de haut – vitrée sur 2 côtés_– D’un côté nous plongeons
1v:3 59sur un immense horizon de mer. Les orages sont magnifiques 60et nous les peignons directement de l’atelier, en pleine sensation 61du terrible des vagues frappant des rochers noirs_–
62De l’autre côté des sables rouges, des champs et quelques 63fermes entourées de leurs arbres. Des modèles tous les jours 64de femmes/ hommes venant garder des vaches, ou ramasser 65le goëmon à la mer_– On les fait poser comme on veut 66pour un franc_– Vous voyez qu’il y a tout ce qu’il faut 67pour travailler_–
68À côté de nous nous avons une petite auberge où nous mangeons 69très bien/ pas cher_–12 Voilà pour le côté matériel_–
70de Haama s’est mis tout à fait au travail dans notre sens 71et marche très-bien sans perdre sa personalité et je vous 72promets que maintenant il comprend mieux Rembrandt 73qu’autrefois, ainsi que les maîtres hollandais_– Il y a chez 74les maîtres anciens une relation intellectuelle qui les relie 75tous entre eux et en faisant comme eux on arrive à faire 76autre chose_– Voilà un paradoxe (mais je me comprends)_–
77Depuis 2 mois j’ai travaillé à une grande 78'sculpture (de bois peint) et j’ose croire que c’est jusqu’ici 79ce que j’ai fait de mieux en tant que puissance et 80'harmonie – mais le côté littéraire de celà est insensé pour 81beaucoup_– Un monstre qui me ressemble prend la main 82d’une femme nue – voilà le sujet principal. Dans les 83'intervalles des figures (plus petites). Le haut une ville/ une 84Babylonne quelconque, le bas la campagne avec quelques 85fleurs imaginées (une vieille désolée) et un renard, 86l’animal fatidique de la perversité chez les Indiens_–13
87Il est difficile de vous donner la sensation de celà avec un dessin, 88il faut voir la couleur du bois se mariant avec le fond peint 89vert, ocre jaune, et fleurs jaunes/ des cheveux or, quelques figures
1v:4 90verdâtres_– Car malgré l’inscription les personnes ont l’air triste/ en 91contradiction avec le titre. Sur ce bois 92ciré il y a des reflets que donne la lumière 93sur les parties bosses qui donne de la 94richesse_–