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Mon cher Theo,
Merci de ta lettre et des fr. 150.– que j’ai remis à M. Peyron en lui demandant encore une fois de te le dire chaque mois s’il y aurait eu des frais oui ou non – pour que cela ne s’accumule pas. J’ai aussi à te remercier d’un envoi de couleurs et enfin hier soir est arrivée la toile1 et les reproductions Millet2 dont je suis fort aise.
M. Peyron m’a encore répété qu’il y a un mieux considérable et qu’il a bon espoir – et qu’il n’y voit aucun inconvenient à ce que j’aille à Arles de ces jours ci.
Cependant la melancolie me prend fort souvent avec une grande force et plus d’ailleurs la santé revient au normal, plus j’ai la tête capable à raisonner tres froidement, plus faire de la peinture qui nous coute tant et ne rapporte rien, meme pas le prix de revient, me semble comme une folie, une chose tout à fait contre la raison. Alors je me sens tout triste et le mal est qu’il est à mon age bigrement difficile de recommencer autre chôse.
Dans les quelques journaux hollandais que tu as ajouté aux Millet – je remarque des lettres parisiennes que j’attribue à Isaacson.3 C’est tres subtil et on devine l’auteur un être douloureux, inquiet, d’une tendresse rare – tendresse qui me fait involontairement penser aux Reisebilder de H. Heine.4
Pas besoin de te dire que je trouve extremement exageré ce qu’il dit de moi dans une note5 et raison de plus pour que je prefère qu’il ne dise rien de moi.  1v:2 Et dans tous ces articles je trouve à côté de choses très fines je ne sais quoi qui me parait malade.
Il est resté longtemps à Paris6 – je le suppose plus sage que moi, ne buvant pas &c.
mais j’y retrouve comme ma propre fatigue morale de Paris pourtant. Et je crois que sous peu son tempérament s’évanouirait de tristesse, fatigué d’une idee fixe de chercher du bien s’il continuait beaucoup plus longtemps.
La soeur me disait dans sa dernière lettre qu’Isaacson irait peutetre dans le Transvaal.7 Ma foi cela pourrait valoir mieux pour lui que Paris mais moi je le regretterai pour nous car je sens beaucoup beaucoup de sympathie pour lui et aurais grand desir de faire sa connaissance personellement. Je compte encore lui écrire sur ses articles et je lui donnerai un portrait de moi comme souvenir.8
J’y pense que cela aurait pu avoir été quelqu’un qui aurait pu marier notre soeur. Cela vaudrait mieux pour lui que cette vie de journaliste et peutêtre le mettrait mieux à flot. Car j’en suis touché qu’on sent tellement dans ce qu’il dit que c’est un être tres souffrant et très bon, content quand il peut admirer.
J’ai commencé ce matin les bêcheurs sur une toile de 30.9
Sais tu que cela pourrait être interessant de chercher à faire les dessins de Millet en peinture, ce serait une collection de copies toute speciale,  1v:3 quelque chose comme les travaux de Prevot qui copia les Goya et les Velasquez peu connus pour M. Doria.10
Peutêtre moi je serais plus utile en faisant cela que par ma propre peinture.
La mère m’a écrit à moi aussi des nouvelles de Cor.
J’ai travaillé à une étude de la salle des fievreux à l’hospice d’Arles11 et puis n’ayant pas de toile ces derniers jours j’ai fait de longues courses en tout sens à travers le pays – je commence à sentir davantage l’ensemble de la nature dans laquelle je vis. Dans la suite je reviendrai peutêtre aussi toujours sur les mêmes motifs de Provence.
Ce que tu dis de Guillaumin est très vrai,12 il a trouvé une chose vraie et il se contente de ce qu’il a trouvé sans aborder à tort et à travers des chôses disparates et comme cela il reste juste et devient plus fort, toujours sur ces mêmes motifs fort simples. Il n’a ma foi pas tort et j’aime enormément cette sincerité qu’il a.
Je me hate de terminer cette lettre, j’avais deja commencé quatre fois à t’ecrire13 sans pouvoir achever.
Ah à présent certes tu es toi en plein dans la nature puisque tu ecris que Jo sent déjà vivre son enfant – c’est meme bien plus intéressant que du paysage et j’en suis bien aise que cela soit ainsi changé pour toi.
Comme le Millet est beau, les premiers pas d’un enfant!14
Poignee de main à toi, à Isaacson, bien mes compliments surtout à Jo. Je vais encore travailler aux becheurs, les journées sont très courtes. à bientot.

t. à t.
Vincent.

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