1*Merci beaucoup de ta lettre.1 Cela 2me fait fort grand plaisir d’abord que toi de ton côté 3avais déjà pensé aussi au père Pissarro_
4Tu verras qu’il y a encore des chances sinon là 5alors ailleurs. Maintenant les affaires sont les 6affaires et tu me demandes de répondre cathégoriquement 7– et tu fais bien – si je consentirais 8à aller dans une maison à Paris en cas de 9déplacement immédiat pour cet hiver_–
10Je réponds à cela oui, avec le même calme 11et pour les mêmes motifs que je suis entré 12dans celle ci – quand bien même serait 13que cette maison de Paris fût un pis aller 14ce qui pourrait être facilement le cas car 15l’occasion pour travailler est pas mal ici 16et le travail ma distraction unique_–
17Mais cela dit je te ferai observer que dans 18ma lettre je donnais un motif fort grave 19comme raison de désirer changer_
20Et je tiens à le repéter – Je suis étonné 21qu’avec les idées modernes que j’ai/ moi 22si ardent admirateur de Zola/ de de Goncourt 23et des chôses artistiques que je sens tellement/ 24j’aie des crises comme en aurait un 25superstitieux et qu’il me vient des idées 26religieuses embrouillees et atroces telles 27que jamais je n’en ai eu dans ma tête 28dans le nord.–
29Dans la supposition que/ très sensible 30aux entourages/ le séjour déjà prolongé 31dans ces vieux cloîtres que sont l’hospice 32d’Arles et la maison ici serait à soi seul 33'suffisant pour expliquer ces crises – 34alors – même pour un pis aller – pourrait 35il être nécessaire à présent d’aller 36plutôt dans une maison de santé 37laique_–
38Néamoins pour éviter de faire ou d’avoir 39l’air de faire un coup de tête/ je te déclare 40après t’avoir ainsi averti de ce qu’à un 41moment donné je pourrais désirer – soit 42un changement – je te déclare que je me sens 43assez de calme et de confiance pour attendre
1v:2 44encore une periode pour voir si une nouvelle 45attaque se produira cet hiver_
46'Mais si alors je t’écrirais: je veux sortir 47d’ici/ tu n’hesiterais pas et ce serait arrangé 48d’avance car tu saurais alors 49que j’aurais une raison grave ou même 50plusieurs pour aller dans une 51maison non dirigée comme celle ci par 52les soeurs quelqu’excellentes qu’elles fussent_2
53Maintenant si par un arrangement ou 54un autre plus tôt ou plus tard on changerait/ 55alors commençons comme si presque rien 56était/ tout en étant très prudent et prêts 57à écouter Rivet à la moindre des chôses 58mais ne nous mettons pas tout de suite 59à prendre des mesures trop officielles 60comme si c’était une cause perdue_
61Pour ce qui est de manger beaucoup/ 62je le fais – mais si j’étais mon médecin 63je me le défendrais –
64Ne voyant aucun bien pour moi dans 65des forces physiques bien enormes car 66si je m’absorbe dans l’idée de faire du 67bon travail et de vouloir être artiste et 68rien que cela/ ce serait le plus logique_
69La mère et Wil chaqune de son côté après le 70départ de Cor ont changé d’entourage3 – elles 71avaient bigrement raison. Il ne faut pas que 72le chagrin s’amasse dans notre âme comme 73l’eau d’un marécage_– Mais c’est parfois 74et couteux et impossible de changer_
75Wil écrivait fort bien/ c’est un gros chagrin pour 76elles le départ de Cor.
77C’est drôle/ juste au moment où je faisais cette 78copie de la pieta de Delacroix4 j’ai trouvé où est 79passée cette toile_ Elle apartient à une reine de 80Hongrie ou d’un autre pays par là qui a écrit des poésies 81sous le nom de Carmen Sylva. L’article qui parlait 82d’elle et du tableau etait de Pierre Loti/ qui faisait 83sentir que cette Carmen Sylva était comme personne 84encore plus touchante que ce qu’elle écrit – et elle
1v:3 85ecrit pourtant des chôses comme-ça: Une 86femme sans enfant est comme une cloche 87sans battant – le son de l’airain serait 88peutêtre fort beau mais on ne l’entendra 89point.–5
90J’ai à present 7 copies sur les dix des travaux 91des champs de Millet.6
92Je peux t’assurer que cela m’interesse énormement 93de faire des copies et que n’ayant pour le 94moment pas des modeles cela fera que pourtant 95je ne perdrai pas de vue la figure_
96En outre cela me fera une decoration d’atelier 97pour moi ou un autre_
98Je désirerais copier aussi le semeur et 99les bêcheurs_
100il y a des becheurs une phot. d’après le 101dessin_7
102et du semeur chez Durand Ruel l’eau forte 103de Lerat.8
104Dans ces mêmes eaux fortes se trouve 105le champ sous la neige avec une herse_9 106Puis les quatre heures de la journees/ 107dans la collection de gravures sur bois 108il y en a des exemplaires.10
109Je voudrais avoir tout cela/ au moins 110les eaux fortes et les gravures sur bois_ 111C’est une étude dont j’ai besoin 112car je veux apprendre_ Quoique copier 113soit le vieux système cela ne me fait 114absolument rien. Je vais copier le 115Bon samaritain de Delacroix aussi_11
116j’ai fait un portrait de femme – la femme 117du surveillant – que je crois que tu aimerais_– 118J’en ai fait une répétition qui était moins 119bien que celui sur nature_
120Et je crains qu’ils prendront la dernière/ 121j’aurais voulu que tu l’eusses_ C’est rose 122et noir.12
123Je t’envoie aujourd’hui mon portrait 124à moi/ il faut le regarder pendant quelque 125temps – tu verras j’espère que ma 126physionomie s’est bien calmée quoique le 127regard soit vague davantage qu’auparavant 128à ce qui me parait.13
129J’en ai un autre qui est un essai de lorsque j’etais 130malade.14 mais celui ci je crois te plaira mieux 131et j’ai cherché à faire simple/ fais le voir au père 132Pissaro si tu le vois_
133Tu seras surpris quel effet prennent les travaux des 134champs par la couleur/ c’est une serie bien 135intime de lui_
136Ce que je cherche là-dedans et pourquoi il me 137semble bon de les copier/ je vais tâcher de te 138le dire – On nous demande a nous autres 139peintres toujours de composer nous-- 140mêmes et de n’êtreque compositeurs_
141Soit – mais dans la musique il n’en est 142pas ainsi – et si telle personne jouera du 143Beethoven elle y ajoutera son interprétation 144personelle – en musique et alors surtout 145pour le chant – l’interprétation d’un compo- 146siteur est quelque chôse et il n’est pas de 147rigueur qu’il n’y a que le compositeur qui 148joue ses propres compositions.
149Bon – moi surtout à présent etant malade 150je cherche à faire quelque chose pour me 151consoler/ pour mon propre plaisir_
152je pose le blanc et noir de Delacroix ou 153de Millet ou d’après eux devant moi comme 154motif_– Et puis j’improvise de la couleur 155là-dessus mais bien entendu pas tout à fait 156étant moi mais cherchant des souvenirs 157de leurs tableaux – mais le souvenir/ 158la vague consonnance de couleurs qui sont 159dans le sentiment/ sinon justes – ca c’est 160une interpretation à moi_
161Un tas de gens ne copient pas_ 162Un tas d’autres copient – moi je m’y suis 163mis par hasard et je trouve que cela 164apprend et surtout parfois console_
165Aussi alors mon pinceau va entre mes doigts 166comme serait un archet sur le violon et 167absolument pour mon plaisir. Aujourd’hui 168j’ai essayé la tondeuse de moutons dans une gamme 169allant du lilas au jaune_15 C’est des petites toiles 170de 5 à peu près_
183les quatre premieres toiles sont des études 184où il n’y a pas l’effet d’ensemble des autres_ 185Moi j’aime assez l’entrée d’une carrière que 186je faisais quand j’ai senti cette attaque commencer/ 187parceque les verts sombres vont à mon goût 189bien avec les tons d’ocre/ il y a quelque chose 190de triste dedans qui est sain et c’est pourquoi 191elle ne m’embête pas_ Cela est peutetre aussi 192le cas pour la Montagne_ On me dira 193que les montagnes ne sont pas comme ca 194et qu’il y a des contours noirs d’un doigt de 195largeur. Mais enfin il me semblait que 196cela rendait le passage du livre de Rod – un des 197bien rares passages de lui où je trouve du bon – 198sur un pays de montagnes sombres perdu dans lequel 199on apercevait des cabanes noirâtres de chèvriers/ où 200fleurissaient des tournesols.26
201Les oliviers avec nuage blanc et fond de montagnes 202'ainsi que le lever de lune et l’effet de nuit –
203ce sont des exagérations au point de vue de 204l’arrangement/ les lignes en sont contournés 205comme celles des bois anciens_ Les oliviers 206sont davantage dans le caractère ainsi que dans 207l’autre étude27 et j’ai cherché à rendre l’heure 208où on voit voler dans la chaleur les cetoines 209vertes et les cigales.
210Les autres toiles – le faucheur28 &c_ ne sont pas sèches_29 211Et maintenant dans la mauvaise saison je vais 212faire beaucoup de copies car réellement il faut 213que je fasse davantage de figure_ C’est l’etude de la figure 214qui apprend à saisir l’essentiel et à simplifier.
215Lorsque tu dis dans ta lettre que je n’aurais jamais 216rien fait que travailler/ non – cela n’est pas juste – 217je suis moi fort fort mecontent de mon travail 218et la seule chôse qui me console c’est que les 219gens d’expérience disent/ il faut peindre pendant 22010 ans pour rien_ Mais ce que j’ai fait 221ce n’est que ces 10 ans-là d’etudes malheureuses 222et mal venues. A présent pourrait venir 223une meilleure période mais il faudra fortifier 224la figure et il faut que je rafraichisse ma 225memoire par l’étude bien serrée de Delacroix/ 226de Millet_ Alors je chercherai à débrouiller 227mon dessin_ Oui à quelque chôse malheur 228est bon/ on gagne du temps pour l’étude_
229J’ajoute encore au rouleau de toiles 230une etude de fleurs – pas grand chôse mais 231enfin je ne veux pas la déchirer_30
232En somme là-dedans je ne trouve un peu 233bien que le champ de blé/ la montagne/ le verger/ 234les oliviers avec les collines bleues et le portrait et 235l’entrée de carriere/ et le reste ne me dit rien 236parceque cela manque de volonté personelle/ 237de lignes senties. Là où ces lignes sont 238serrees et voulues commence le tableau/ même 239si ce serait exagéré. C’est un peu ça que sentent 240Bernard et Gauguin/ ils ne demanderont pas du 241tout la forme juste d’un arbre mais il veulent 242absolument qu’on dise si la forme est ronde 243'ou carrée – et ma foi, ils ont raison –
244exasperés par la perfection photographique 245et niaise de certains_ Ils ne demanderont pas 246le ton juste des montagnes mais ils diront: 247nom de Dieu les montagnes étaient elles 248bleues/ alors foutez y du bleu et n’allez 249pas me dire que c’était un bleu un peu 250comme ci comme ça/ c’etait bleu n’est ce 251pas? bon – faites les bleues et c’est assez!– 252Gauguin est quelquefois génial lorsqu’il 253explique cela mais le génie qu’a Gauguin/ 254il est bien timide de le montrer et c’est touchant 255comme il aime à dire une chôse vraiment utile 256à des jeunes_31 Quel drôle d’être tout de même_
257Cela me fait bien plaisir que Jo va bien et je crois 258que tu te sentiras bien plus dans ton élément 259en songeant à sa grossesse et en en ayant 260naturellement les soucis aussi/ que seul 261sans ces soucis de famille. Car tu te sentiras 262davantage dans la nature_–
263Lorsqu’on pense à Millet et à Delacroix/ quelle 264opposition_ Delacroix sans femme/ sans enfants/ 265Millet dans la famille en plein plus que 266qui que ce soit_–
267Et comme pourtant il y a des égalités dans 268leur oeuvre_
269Alors Jouve a toujours conservé son grand 270atelier et il travaille à de la décoration_32
271Celui là il s’en est fallu bien peu qu’il ne fût 272un excellent peintre. C’est les malheurs d’argent 273chez lui/ il est forcé pour manger de faire 274mille choses excepté la peinture qui lui coute 275plutot de l’argent qu’elle n’en rapporte s’il 276fait quelque chôse de beau.
277Et il perd vite la main pour dessiner 278avec la brosse. Ca vient probablement de 279la vieille éducation qui est la même que 280l’actuelle – dans les ateliers – ils remplissent 281des contours. Et Daumier peignait 282toujours son visage dans le miroir pour 283apprendre à dessiner!33
284Sais tu à quoi je songe assez souvent – à ce 285que je te disais dejà dans le temps/ que 286si je ne reussissais pas pourtant je croyais 287que ce à quoi j’avais travaillé serait 288continué_– Non pas directement 289mais on n’est pas seul à croire à des 290choses qui sont vraies_ Et qu’importe-t-on 291personellement alors_ Je sens tellement 292que l’histoire des gens est comme l’histoire 293du blé/ si on n’est pas semé en terre pour 294y germer qu’est ce que ca fait/ on est 295moulu pour devenir du pain_
296La différence du bonheur et du malheur/ 297tous les deux sont necessaires et utiles 298et la mort ou la disparition... c’est tellement 299relatif – et la vie également_
303Eh bien que ce soit entendu que si je t’écrirais 304encore exprès et tout court que je désirais venir à 305Paris/ j’aurais une raison pour cela que je t’ai 306expliquée plus haut. Qu’en attendant rien 307n’est bien pressé et j’ai confiance assez après 308t’avoir averti pour attendre l’hiver et la crise 309qui peutetre reviendra alors. Mais si j’ai encore 310une exaltation religieuse alors pas de grâce/ 311je voudrais sans donner raison partir sur 312le champ. Seulement il ne nous est pas loisible/ 313au moins ce serait indiscret/ de se mêler de 314l’administration des soeurs ou même de les critiquer_ 315Elles ont leur croyance et des façons de faire 316du bien aux autres à elles/ quelquefois c’est très 317bien.– Mais je ne t’avertis pas à la légère. 318'Et ce n’est pas pour recouvrer plus de liberté ou 319autre chôse que je n’en aie. Ainsi attendons avec 320beaucoup de calme qu’une occasion se présente pour se 321caser.
322C’est beaucoup gagné que l’estomac travaille bien et 323alors je ne crois pas que je serai autant sensible au 324froid. Puis je sais que faire quand il fait mauvais 325temps/ ayant ce projet de copier plusieurs chôses 326que j’aime_
327Je voudrais bien voir des reproductions de Millet dans 328les écoles/ je crois qu’il y aurait des enfants qui devien- 329draient des peintres si seulement ils voyaient des 330bonnes choses.
331Dites bien le bonjour à Jo et poignée 332de main/ à bientôt.