1r:1
Ma chère soeur,
déjà plus d’une fois j’ai essayé – dans l’intervalle depuis ma dernière lettre1 – de t’écrire à toi et à la mère. Je te remercie donc de m’avoir encore ecrit une si bonne lettre.2 Que je vous donne raison à toutes les deux la mère et toi d’avoir quitté Breda pour quelque temps3 après le départ de Cor.– Certes il ne faut pas que le chagrin s’amasse dans notre coeur comme l’eau d’une mare trouble.– Parfois je me sens interieurement ainsi, comme ayant l’ame bien troublée mais cela c’est une maladie et pour des personnes se portant bien et agissantes certes il faut faire comme vous avez faites.
Ainsi que je l’ecris à la mère4 je lui enverrai mettons dans à peu près un mois un tableau et il y en aura un pour toi aussi.
J’en ai peint quelques uns pour moi-même aussi dans ces dernieres semaines – je n’aime pas trop à voir dans ma chambre à coucher mes propres tableaux donc j’en ai copié un de Delacroix5 et quelques uns de Millet.6
Le Delacroix est une piéta c.à.d. un Christ mort avec la Mater dolorosa. A l’entrée d’une grotte git incliné, les mains en avant sur le côté gauche, le cadavre épuisé et la femme se tient derrière. C’est une soirée après l’orages et cette figure desolée vêtue de bleu se détache – ses vêtements flottants agités par le vent – contre un ciel où flottent des nuages violets bordés d’or. Elle aussi par un grand geste désesperé etend les bras vides en avant et on voit ses mains, des bonnes mains solides d’ouvrière. Avec ses vetements flottants cette figure est presqu’aussi large d’envergure que haute. Et le visage du mort étant dans l’ombre, la tete pâle de la femme se detache en clair contre un nuage – opposition qui fait que ces deux têtes paraitraient une fleur sombre avec une fleur pâle, arrangées exprès pour se faire valoir. Je ne savais pas ce qu’était devenu ce tableau mais précisément pendant que j’étais en train d’y travailler je tombe sur un article de Pierre Loti, l’auteur de mon frère Yves et des Pêcheurs d’Islande et de Mme Chrysanthème.7
Un article de lui sur Carmen Sylva.8
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Si j’ai bonne mémoire tu as lu ses poesies. C’est une reine – est elle reine de la Hongrie ou d’un autre pays (je l’ignore) et Loti en decrivant son boudoir, ou plutot son atelier où elle écrit et où elle fait de la peinture, en parle qu’il y a vu cette toile de Delacroix en question, ce qui le frappa beaucoup.9
Il parle de Carmen Sylva en faisant sentir qu’elle est personellement encore plus intéressante que ses paroles quoi qu’elle dise des chôses comme ceci: Une femme sans enfant c’est une cloche sans battant – le son de l’airain serait peut être bien beau – mais – ...10
Cependant cela fait du bien de songer qu’une telle toile soit dans de telle mains et cela console un peu les peintres de pouvoir s’imaginer que reellement il y a des ames qui sentent les tableaux.
Mais il y en a relativement peu.–
J’y ai pensé de t’envoyer à toi une esquisse de cela pour te donner une idée de ce qu’est Delacroix. Cette petite copie n’a bien entendu aucune valeur sous aucun point de vue.11 Tu pourras pourtant y voir que Delacroix ne dessine pas les traits d’une mater Dolorosa à la façon des statues romaines –
et que l’aspect blafard, le regard eperdu et vague d’une personne fatiguée d’être en angoisse et en pleurs et en veilles y est à la Germinie Lacerteux plutôt.12
Je trouve fort bien et fort heureux que tu ne sois pas absolument enthousiaste du livre magistral de de Goncourt. Tant mieux que tu préfères Tolstoi, toi qui lis surtout les livres pour y puiser des energies pour agir. Je te donne mille fois raison.
Mais moi qui lis les livres pour y chercher l’artiste qui l’a fait,13 aurais je tort de tant aimer les romanciers francais.
Je viens de terminer le portrait d’une femme d’une bonne quarantaine d’années, insignifiante. le visage fané et fatigué, marqué de la petite vérole, un teint olivâtre et hâlé, cheveux noirs.
Une robe noire fanée ornee d’un geranium rose tendre et le fond d’un ton neutre entre le rose et le vert.14
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Parceque je peins quelquefois des chôses comme cela – aussi peu et autant dramatiques qu’un brin d’herbe poudreux au bord de la route – il est juste à ce qu’il me semble que j’aie moi une admiration sans bornes pour de Goncourt, Zola, Flaubert, Maupassant, Huysmans. Mais pour toi ne te presse pas et continue hardiment les Russes. As tu déjà lu ma religion de Tolstoi15 – cela doit être très pratique et reellement utile. Va donc bien à fond là-dedans puisque tu aimes cela.
J’ai dernierement fait deux portraits de moi dont l’un est je crois assez dans le caractère16 mais en Hollande ils s’en moqueraient probablement des idees qui germent ici quant aux portraits. As tu vu chez Theo le portrait du peintre Guillaumin et le portrait de jeune femme par le même.17 Cela donne bien une idee de ce que l’on cherche. Lorsque Guillaumin exposait son portrait, public et artistes en ont beaucoup ri,18 et cependant c’est une des chôses rares qui se tiendraient à côté des vieux Hollandais Rembrandt et Hals mêmes.
Je trouve toujours les photographies affreuses moi et je n’aime pas à en avoir, surtout pas des gens que je connais et que j’aime.
Ces portraits-là d’abord sont fanés plus vite que nous mêmes tandis que durant bien des générations le portrait peint reste. Un portrait peint d’ailleurs est une chôse sentie faite avec amour ou respect de l’être représenté. Que nous reste-t-il des vieux Hollandais? les portraits.
Ainsi dans la famille de Mauve les enfants le verront encore toujours dans le portrait que Mesker a très bien fait de lui.19
Je viens au moment même de recevoir une lettre de Théo dans laquelle il me répond au sujet de ce que je lui avais dit de mon desir de retourner pour un temps dans le nord.20 Il est assez probable que cela se fera, dire au juste quand, cela dépend encore  1r:4 des occasions qu’il y aurait d’aller vivre avec un artiste ou un autre.
Mais comme nous en connaissons plusieurs et que souvent il est avantageux de vivre à deux, cela ne tardera pas.
Enfin je te dis à bientôt en te remerciant encore beaucoup de tes lettres.
Je ne sais encore quels toiles je t’enverrai à toi et à la mère, probablement un champ de blé et un verger d’oliviers avec cette copie d’après Delacroix.21
Il fait un temps splendide dehors depuis bien longtemps, pourtant, je ne sais pourquoi, je ne suis sorti de ma chambre de deux mois.22
Il me faudrait du courage et j’en manque souvent.
Et c’est aussi que depuis ma maladie le sentiment de solitude s’empare de moi dans les champs d’une façon si redoutable que j’hésite à sortir. Avec le temps cela changera cependant encore. Ce n’est que devant le chevalet en peignant que je sens un peu de vie.–
Enfin cela changera encore car ma santé va tellement bien que le physique gagnera encore la partie.
Je t’embrasse bien en pensée et à bientôt.

t. à t.
Vincent

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