Cette fois çi je tâcherai de vous écrire en Français, d’abord je sais que vous l’aimez plus et puis en s’exprimant tous deux dans la meme langue on finira par mieux s’entendre je crois. Seulement moi je n’ai pas du tout l’habitude d’écrire en Français et je crains que je ne ferai des fautes qui vous sembleront bien ridicule – mais je vais faire de mon mieux. J’espère bien dans quelque temps pouvoir mieux m’exprimer – si maintenant les étrangers que je rencontre ne parlent pas l’Anglais la conversation n’est pas du tout animée je vous assure.
Je vais commencer par vous raconter une grande nouvelle qui nous
1v:2 a beaucoup occupé ce dernier temps – c’est que cet hiver, vers février probablement, nous espérons avoir un bébé, un joli petit garçon – que nous appellerons Vincent si vous voulez bien être son parrain.1 Je sais bien que nous devons pas trop y compter et que cela peut aussi bien être une petite fille mais Theo et moi nous le nous figurons toujours comme un garçon. Quand nous avons ecrit à Amsterdam et à Breda2 tout le monde a répondu “n’êtes vous pas contente, quel bonheur”, etc. etc. – et pourtant pour dire la vérité, quand je l’ai su je n’étais pas du tout contente, au contraire j’étais très malheureuse et Theo a eu bien de la
1v:3 peine à me consoler. Ce n’est pas que je n’aime pas les bébés – mon petit frère qui a maintenant douze ans3 – je l’ai eu dans mes bras quand il avait à peine deux heures, je l’ai adoré et je trouve qu’il n’y a rien de plus joli au monde qu’un petit enfant – mais cela est un plaisir un peu egoïste. Quand je pense que ni Theo ni moi nous ne sommes en très bonne santé, j’ai grand peur que nous ne ferons un enfant faible et pour moi le plus grand trésor que les parents peuvent donner à leur enfant c’est une bonne constitution. Mais le medecin m’a beaucoup rassuré là-dessus et puis une bonne nourriture et de bons soins peuvent faire beaucoup – et ceux là ne lui
1r:4 manqueront pas. Vous rappelez-vous le portrait du bébé Roulin que vous avez envoyé à Théo?4 Tout le monde l’admire beaucoup et bien des fois déjà on a demandé “mais pourquoi avez vous mis ce portrait dans ce coin perdu?” C’est que de ma place à table je vois justement les grands yeux bleus, les jolis petits mains et les joues rondes de l’enfant et j’aime à me figurer que le nôtre sera aussi fort, aussi bien portant et aussi beau que celui là – et que son oncle voudra bien un jour faire son portrait!
Dans une de vos dernières lettres vous avez demandé à Theo s’il dinait encore au restaurant?5 Mais non – jamais – à quoi bon être marié si on ne pouvait pas encore diner chez soi.– Il vient toujours
2r:5 dejeuner à midi et rentre à sept heures et demie pour diner. Souvent le soir il vient quelqu’un. Isaacson ou Nibbrig – Mr Tersteeg a diné chez nous deux fois, de Haan aussi est venu nous voir6 – et quand il était là Mr Pissarro et son fils7 sont venus aussi. Generalement nous sommes très fatigués le soir et nous nous couchons de bonne heure – pourtant je trouve que Theo n’a pas du tout bonne mine8 mais il a eu beaucoup de fatigue par cette vente Secretan9 et puis la chaleur est tellement accablante! Ne me parlez pas de Paris dans ce temps çi et Theo dit que dans le mois d’Aout c’est encore pire!
J’ai lu avec grand plaisir ce que vous avez ecrit à Theo
2v:6 sur la lecture de Shakespeare.10 N’est ce pas que c’est beau – et si peu de gens le connaissent, “C’est trop difficile” on dit – mais ce n’est pas vrai – pour moi je le comprends beaucoup mieux que Zola. Mais quand je pense qu’il y a presque 300 ans qu’on a ecrit des choses tellement beau je trouve que le monde n’a pas beaucoup avancé dans ce temps. Quand j’étais à Londres j’ai vu une fois au theatre The Merchant of Venice11 – et alors l’effet que cela produisait etait encore bien plus grande qu’en le lisant seulement.– J’ai aussi vu Hamlet et Macbeth mais en Hollandais.12 alors cela perd beaucoup. Maintenant je vais vous dire bonjour.– Si vous le voulez bien, ecrivez nous votre opinion sur notre petit garçon car un garçon cela doit être.–