1*de ces jours ci j’ai déjà commencé 2une autre lettre en reponse à la tienne mais je me suis 3aperçu que je n’avais guère la tête assez à moi pour 4écrire. Je te remercie toi et Lies du livre de Rod1 que 5j’ai fini et que je te renverrai bientôt. Le titre 6'terrible/ le sens de la vie/ m’effrayait un peu mais 7comme il n’en est guere parlé dans ce volume 8heureusement/ j’ai été assez content de lire 9quelque chôse ayant des traits de famille avec 10le philosophe sous les toits de Souvestre2 ou 11avec Monsieur/ madame et bébé de Droz.3 La morale 12en est qu’un monsieur finit par préférer dans 13des cas à vivre avec une gentille femme bien 14dévouée et son enfant/ à la vie de restaurant/ 15boulevard et café qu’il avait sans trop d’excès 16préalablement menée. C’est très gentil sans doute_
17En effet c’est à remarquer que la maladie de la 18bonne madame Duquesne ait prit une fin encore 19inattendue_ Cela doit avoir eté quand meme un jour 20de bien grande delivrance pour elle.4
21Si tu dis dans ta lettre que lorsque tu en vois tant 22d’autres dans la vie qui/ cherchant leur propre chemin 23'te paraissant peutêtre faire plus de chemin que toi – 24vont et viennent – que te dirai-je – que moi 25aussi parfois ai un sentiment de stupefaction 26devant ma propre vie et d’ailleurs vis à vis de 27plusieurs autres vies d’ouvriers dans mon métier_ 28Je viens d’envoyer à Theo une douzaine de dessins 29d’après des toiles que j’ai en train5 alors que tout 30le reste de ma vie est absolument aussi inepte qu’elle 31l’etait du temps qu’à 12 ans j’étais dans une 32pension où je n’apprenais absolument rien.6
33Enormement de peintres qui certes ne feraient pas 34mes 12 toiles ni en 2 mois ni en 12 sont en ville 35ou à la campagne etant consideré comme 36des artistes et comme des gens intelligents. Mais crois moi 37je dis cela pour être explicatif et non pas parceque 38je verrais urgence ou possibilité ou désir de changer les chôses_ 39Nous ne connaissons guère la vie/ nous ignorons 40à tel point ses dessous/ nous vivons enfin à une 41époque où tout parait radoter et à l’état vaccillant 42et ce n’est pas être malheureux que de trouver 43un devoir qui nous force à rester tranquille dans 44notre coin/ occupé d’un peu de besogne plus 45simple de certains devoirs qui gardent quelque 46raison d’être.
47De ces jours où nous vivons on risque de revenir 48d’une bataille honteux d’avoir bataillé_
49Ainsi mon ami qui était avec moi à Arles7 et 50quelques autres ont organisé ainsi une exposition 51où j’aurais participé en bonne santé_
52Et qu’est ce qu’ils ont pu faire – presque rien – 53et que dans leurs toiles cependant il y avait 54du neuf/ du bon/ de quoi me faire plaisir et de 55m’enthousiasmer par exemple moi/ cela je 56te l’assure. Entre artistes nous ne savons plus 57que nous dire/ nous ne savons s’il faut en rire 58ou en pleurer et ne faisant ma foi ni l’un ni 59l’autre nous sommes encore le plus content 60lorsque nous nous trouvons en possession 61d’un peu de couleur et de toile/ ce dont nous 62manquons aussi quelquefois et qu’au moins 63nous puissions travailler. Mais toute idée 64de vie reguliere/ toute idée de reveiller en 65nous mêmes ou en d’autres des idees ou des 66sensations douces/ tout cela doit nécessairement 67nous paraître pure utopies.
68Ainsi quoique hier on ait payé plus d’un demi 69million de francs l’angelus de Millet/8 ne vas pas 70croire que davantage d’âmes ressentiront ce 71qu’il y avait dans l’âme de Millet. ou que des 72bourgeois ou des ouvriers commenceront à 73mettre dans leurs maisons par exemple la lithographie 74de l’Angelus de Millet en question_9 Ne vas pas 75croire que pour cela les peintres qui travaillent 76encore en Bretagne dans les paysans ayent 77davantage d’encouragement/ moins de la 78meme disette noire qui a toujours entouré 79Millet/ davantage de courage surtout.
80Hélas souvent le souffle et la foi nous font 81défaut/ à tort certes mais – et voila où nous 82'revenons à nos moutons – si cependant nous 83voulons travailler il faut nous soumettre 84et à la dureté opiniâtre du temps et 85à notre isolement quelquefois dur à supporter 86comme l’exil. Or devant nous/ après nos 87années ainsi relativement perdues/ la pauvreté/ 88la maladie/ la vieillesse/ la folie et toujours l’exil. 89C’est bien le moment de dire “bénie soit Thébé/ 90fille de Telhui/ prêtresse d’Osiris/ qui ne s’est 91'jamais plainte de personne”.10
92Chérir la mémoire des bonnes gens/ est ce qu’en somme 93cela ne vaudrait pas mieux que d’être dans les ambitieux_
94Je suis assez absorbé dans la lecture de Shakespeare que 95Theo m’a envoyé ici où j’aurai enfin le calme nécessaire 96pour faire un peu de lecture plus difficile. J’ai pris d’abord 97la serie des rois dont j’ai deja lu Richard II/ Henry IV/ 98Henry V et une partie de Henry VI – ces drames-là 99m’étaient le plus inconnus. As tu jamais lu King Lear_11 100Mais enfin je crois que je ne t’engagerai pas trop à lire des 101livres si dramatiques alors que moi-même revenant de cette 102lecture suis toujours obligé d’aller regarder un brin d’herbe/ 103une branche de pin/ un épi de blé/ pour me calmer.
104Ainsi si tu veux faire comme font les artistes regarde 105'les pavots blancs et rouge avec les feuilles bleuatres/ avec 106ces boutons s’élevant sur des tiges à courbes gracieuses. 107Les heures de trouble et de combat viennent bien nous 108trouver sans qu’on aille les chercher.
109La séparation de Cor sera dure. et elle est bien prochaine_ 110Que peut on faire autre chose/ en songeant à 111toute chose dont on ne comprend pas la raison/ 112que de regarder les champs de blé_ Leur histoire 113est la nôtre car nous qui vivons de pain/ 114ne sommes nous pas nous-même du blé 115'en considerable partie/ au moins devons nous 116pas nous soumettre à croitre impuissant 117de nous mouvoir/ comme une plante/ relativement 118à ce que parfois notre imagination désire/ 119et à etre fauché lorsque nous serons mûrs 120comme lui.
121Je te le dis/ pour moi je crois que ce soit le 122plus sage de ne pas desirer retablir/ de ne 123pas désirer reprendre des forces plus que 124maintenant et je m’y habituerai probablement/ 125à être cassé_ Un peu plus tot un peu plus tard/ 126qu’est ce que cela peut me faire.
127Ce que tu écris de la santé de Theo je le sais tout à fait/ 128j’ai neamoins l’espérance que la vie de ménage le 129rétablira tout à fait. Sa femme je la crois sage et 130aimante assez pour avoir beaucoup de soins de 131lui et d’y veiller qu’il ne mange pas exclusivement 132du manger de restaurant mais qu’il retrouve
1r:4 133la cuisine Hollandaise. C’est bien cela la cuisine 134Hollandaise et qu’elle se fasse donc cuisiniere plus 135ou moins/ qu’elle prenne un exterieur rassurant/ 136fut ce un peu rude. Theo lui-meme est obligé 137d’être parisien mais avec cela il a besoin absolument 138de ce qui lui rappelle sa jeunesse et son passé_ 139Moi qui n’ai ni femme ni enfant j’ai 140besoin de voir les champs de blé et difficilement 141je pourrais exister dans une ville longtemps. 142Ainsi connaissant son caractère j’ai bon espoir que 143son mariage lui fera énormément du bien_ 144Avant qu’on puisse se faire une idee de sa santé il 145faut un peu leur laisser le temps de prendre racine 146l’un dans l’autre.
147Et après elle aura bien/ j’ose encore espérer/ 148trouvé bien des manieres pour lui rendre 149la vie un peu plus agreable que cela ne 150fut le cas auparavant. Car il en a vu de 151dures.
152Enfin je dois conclure cette lettre si 153je veux qu’elle parte aujourd’hui et je 154n’ai même pas le temps de la relire_ 155Ainsi si j’ai dit trop de bêtises tu 156voudras m’excuser. Porte toi bien/ 157ne t’embête pas trop et en cultivant 158ton jardin12 comme tu le fais et le reste 159que tu fais/ sois bien assurée que 160tu abats de la besogne. En pensée 161je t’embrasse bien_