1r:1
mon cher Theo,
Merci de ta lettre d’hier.1 Moi pas non plus je ne peux pas ecrire comme je le voudrais mais enfin nous vivons dans une époque si agitée, que d’avoir des opinions fermes assez pour juger des chôses il ne saurait être question.
J’aurais bien voulu savoir si maintenant tu manges encore ensemble au restaurant ou que tu vis davantage chez toi. je l’espère car à la longue cela doit être le meilleur.
Pour moi cela va bien – tu comprends qu’après maintenant bientôt un demi an de sobrieté absolue de manger, boire, fumer, avec dans ces derniers temps deux bains de deux heures par semaine,2 il est évident que cela doive beaucoup calmer. Cela va donc fort bien et pour ce qui est du travail cela m’occupe et me distrait – ce dont j’ai grand besoin – bien loin de m’éreinter.
Cela me fait grand plaisir qu’Isaacson aie trouvé des choses dans mon envoi qui lui plaisent. Lui et de Haan paraissent bien fidèles, ce qui est rare assez par le temps qui court pour qu’il soit juste de l’apprécier. Et que, ainsi que tu dis, il s’en est trouvé un autre qui avait trouvé quelque chôse dans la figure de femme jaune et noir3 cela ne m’étonne pas quoique je crois que le mérite en est au modèle et non pas à ma peinture.
Je desespère de jamais trouver des modèles. ah si j’en avais de temps en temps de comme cela ou comme la femme qui a posé pour la berceuse,4 je ferais bien autre chôse.
 1v:2
Je trouve que tu aies bien fait de ne pas exposer des tableaux de moi à l’exposition de Gauguin et autres. il y a une raison suffisante que je m’en abstienne sans les offenser tant que je ne suis pas moi-même guéri.–
Il est indubitable pour moi que Gauguin et Bernard ont du grand et reel mérite.
Qu’à des êtres comme eux bien vivants et jeunes et qui doivent vivre et chercher à se frayer leur sentier, il soit impossible de retourner toutes leurs toiles contre un mur jusqu’à qu’il plaise aux gens de les admettre dans quelque chôse, dans le vinaigre officiel, demeure pourtant fort compréhensible. En exposant dans les cafés on est cause de bruit, qu’il est, je ne dis pas non, de mauvais gout de faire. mais moi et jusqu’à deux fois j’ai ce crime-là sur la conscience ayant exposé au Tambourin et à l’avenue de Clichy.5 Sans compter le dérangement causé à 81 vertueux antropophages de la bonne ville d’Arles et à leur excellent maire.6
Donc dans tous les cas je suis pire et plus blamable qu’eux en tant que quant à cela (causer du bruit ma foi bien involontairement).–
Le petit Bernard – pour moi – a déjà fait quelques toiles absolument étonnantes. où il y a une douceur et quelquechose d’essentiellement Francais et candide, de qualité rare.
Enfin ni lui ni Gauguin sont des artistes qui puissent avoir l’air de chercher à aller à l’Exp. univers. par des escaliers de service. Rassure-toi là-dessus. Qu’eux ils n’ont pas pu se taire c’est compréhensible. Que le mouvement des impressionistes n’a pas eu d’ensemble c’est ce qui prouve qu’ils savent moins bien batailler que d’autres artistes tels Delacroix et Courbet.
Enfin j’ai un paysage avec des oliviers7 et aussi une nouvelle étude de ciel étoilé.8
Tout en n’ayant pas vu les dernieres toiles ni de Gauguin ni de Bernard je suis assez persuadé que ces deux études que je te cite sont dans un sentiment paralelle. Lorsque pendant quelque temps tu auras vu ces deux etudes ainsi que celle du lierre,9 mieux que par des paroles  1v:3 je pourrai peutêtre te donner une idée des choses dont Gauguin, Bernard et moi ont quelquefois causé et qui nous ont preoccupé. Ce n’est pas un retour au romantique ou à des idees religieuses, non. Cependant en passant par le Delacroix davantage que cela paraisse par la couleur et un dessin plus volontaire que l’exactitude trompe l’oeil, on exprimerait une nature de campagne plus pure que la banlieue, les cabarets de Paris. On chercherait à peindre des êtres humains également plus séreins et plus purs que Daumier n’en avait sous les yeux. mais bien entendu en suivant Daumier pour le dessin de cela.10 Que cela existe ou n’existe pas nous le laissons de côté mais nous croyons que la nature s’etend au dela de St Ouen.11
Peutêtre, tout en lisant Zola, nous sommes emu par le son du pur Francais de Renan par exemple.
Et enfin alors que le Chat noir nous dessine des femmes à sa façon et surtout Forain magistralement,12 on fait des siennes, moins Parisiens mais n’aimant pas moins Paris et ses élégances, nous cherchons à prouver qu’il y a alors encore tout autre chôse.
Gauguin, Bernard ou moi nous y resterons tous peutêtre et ne vaincrons pas mais pas non plus serons nous vaincus. nous sommes peutêtre pas là pour l’un ou pour l’autre, étant là pour consoler ou pour préparer de la peinture plus consolante. Isaacson et de Haan ne reussiront pas non plus peutetre mais en Hollande ils ont senti le besoin d’affirmer que Rembrandt faisait de la grande peinture et non pas du trompe l’oeil, eux aussi sentaient autre chose.
Si tu peux faire rentoiler la chambre à coucher13 il vaut mieux le faire faire avant de me l’envoyer.–
Je n’ai plus de blanc du tout du tout.
 1r:4
Tu me feras bien du plaisir en m’ecrivant de nouveau bientôt. J’y pense si souvent qu’au bout de quelque temps j’espère que dans le mariage tu trouveras à te retremper et que d’ici un an tu auras gagné en santé.
Ce qu’il me serait fort agreable d’avoir ici pour lire de temps en temps ce serait un Shakespeare. Il y en a à un shilling, Dicks shilling Shakespeare, qui est complet.14 Les editions ne manquent pas et je crois que celles à bon marché sont moins changées que celles plus chères. Dans tous les cas je n’en veux pas qui coûteraient plus de trois francs.
Maintenant ce qui dans l’envoi est trop mauvais, mets le de côté tout à fait, inutile d’en avoir de comme cela; cela peut me servir plus tard pour me rappeler des choses. Ce qu’il y a de bon se verra mieux en étant en plus petit nombre de toiles. Le reste, si tu le mets à plat entre deux feuilles de carton avec des vieux journaux entre les etudes dans un coin, c’est tout ce que cela vaut.
Je t’envoie un rouleau de dessins.
Poignées de main à toi, à Jo et aux amis.

t.à t.
Vincent.

les dessins hospice d’Arles15 – l’arbre pleureur dans l’herbe,16 les champs et les oliviers,17 font suite à ceux de Mont major de dans le temps.18 les autres sont des études hatives prises dans le jardin.19
Le Shakespeare ne presse pas, si on n’a pas une edition comme cela, cela ne prendra pas une éternité pour la faire venir.
Ne crains pas que jamais de ma propre volonté je me risquerais sur des hauteurs vertigineuses, malheureusement nous sommes sujet aux circonstances et aux maladies de notre époque bon gré mal gré. Mais avec tant de précautions que maintenant je prends, je retomberai difficilement et j’espère que les attaques ne reprendront plus.

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