Il y a bien bien longtemps que j’aurais dû t’écrire mais je ne pouvais pas formuler mes idées. Il y a des moments qu’on sent bien, mais où il est si difficile de se rendre compte de ce qui, dans la pensée, a pris corps et ce qui est encore à l’état vague. Aussi ne suis je pas sûr, de pouvoir t’écrire comme je le voudrais, aujourd’hui, mais ma lettre partira tout de même, si ce n’était pour te dire, que nous pensons 1r:2 souvent à toi et que tes derniers tableaux m’ont donné beaucoup à penser sur l’état de ton esprit quand tu les a faits. Il y a dans tous une puissance de couleurs que tu n’avais pas encore atteint, ce qui constitue déjà une qualité rare, mais tu es allé plus loin & s’il y en a qui s’occupent de chercher le symbole à force de torturer la forme, je le trouve dans beaucoup de tes toiles par l’expression du résumé de tes pensés sur la nature et les êtres vivants, que tu y sens si fortement attachés. Mais comme ta tête doit avoir travaillé et comme tu t’es risqué jusqu’à l’extrême point où le vertige est inévitable. Pour cela mon cher frère, quand tu me dis que tu travailles de nouveau, ce qui me réjouit d’un côté parce que tu y trouves de quoi éviter l’état où tombent beaucoup des malheureux qui sont soignés dans la maison où tu es, j’y pense 1v:3 avec un peu d’inquiétude, car avant ta guérison complète il ne faut pas te risquer dans ces régions mystérieuses qu’il parait que l’on peut effleurer mais non pénétrer impunément. Ne te donnes pas plus de mal qu’il ne le faut car si tu ne fais qu’un simple récit de ce que tu vois, il y a des qualités suffisantes pour que tes toiles restent. Penses au natures mortes & aux fleurs que faisait Delacroix quand il allait à la campagne chez G. Sand.–1 il est vrai qu’après il a eu une réaction en faisant l’éducation de la vierge,2 et il n’est pas dit qu’en faisant comme je te le dis tu ne feras pas un chef d’oeuvre après. Mais diriges tes travaux de façon à ce qu’ils ne te surmènent pas.– Comme tu sais il y a une exposition dans un café à l’exposition où exposent Goguin & quelques autres (Schuffenecker). J’avais d’abord dit que tu y exposerais aussi, mais on y donnait un tel air de casseurs d’assiettes qu’il devenait 1v:4 vraiment mauvais d’en être. Cependant Schuff. prétend que cette manifestation enfoncera tous les autres peintres et si on l’avait laissé faire je crois qu’il se serait promené à travers Paris avec les drapeaux de toutes les couleurs pour montrer qu’il était le grand vainqueur. Cela avait un peu l’air d’aller à l’Exposition universelle par l’escalier de service. Comme toujours il y avait des exclusions. Lautrec ayant exposé à un cercle ne devait pas en être, etc.–3

L’autre jour on a vendu dans une vente publique une esquisse de Rembrandt, je voudrais que tu l’avais vu, c’était la figure de l’Ange Gabriel debout, qui est dans le ciel de son eau forte de l’annonciation aux bergers.4 Quelle merveille! La couleur était restée assez claire; peut-être qu’à l’origine elle était toute jaune. Les ombres étaient beaucoup plus colorées qu’il les fait d’habitude et ont été probablement de bleu, de vert & de violet très prononcés, mais d’un ensemble et d’une harmonie exquises. A la grande exposition ceux qui se tiennent le mieux sont Corot, Manet, Delacroix, Millet, Ricard, et surtout Daumier.5 On avait mis des Degas, mais il les a fait enlever.– Gauguin est parti à Pont Aven il y a une quinzaine de jours, il n’a donc pas vu tes tableaux. Isaacson aime beaucoup ton dernier envoi. Je te renverrai la chambre à coucher, mais tu ne devais pas retoucher à cette toile ci, cela peut se réparer.6 Copie la et renvoie alors celle ci pour que je la fasse rentoiler. La vigne rouge est bien belle, je l’ai accrochée dans une de nos chambres.7 J’aime beaucoup aussi la figure de femme en hauteur,8 il y avait içi un nommé Polack qui connait bien l’Espagne et les tableaux là-bas.9 Il disait que c’était beau comme un des grands Espagnols. Bonne santé & bonne poignée de mains de Jo & de