Si je ne t’ecrivais pas vite ce matin de dimanche pendant que des toiles commencées sèchent un peu au soleil, j’attendrais encore plus longtemps pour répondre à ta bonne lettre.
J’espère que tu vas bien et la mère aussi, bien souvent je pense à vous deux, j’ai peu pu prevoir, alors que de Nunen je suis allé à Anvers, que le courant des choses m’eloignerait pour si longtemps et si loin. C’est peutêtre pourquoi mes pensées vont involontairement souvent encore de ce côté-là et me semble t il continuer alors le même travail laissé inachevé là-bas quand tant de chôses dans la nature demeurent paralèles. Quoique je sens avec une ingratitude obstinée revenir peu à peu la santé, le fait est que je me porte bien; mais ainsi que je te le dis, l’envie de recommencer, la joie de vivre n’est guère grande.
Je viens de terminer un paysage qui représente un verger d’oliviers à la verdure grise comme à peu près celles des saules, leur ombres portées violettes sur le sable ensoleillé.1 Puis encore un autre qui représente un champ de blé jaunissant encaissé dans des ronces et des buissons verts. Au bout du champ une maisonette rose avec un haut et sombre cyprès qui se détache sur les lointaines collines violacées et bleuies, et sur un ciel bleu myosotys strié de rose
1v:2 dont les tons purs contrastent avec les épis hâlés déjà lourds aux tons chauds comme une crôute de pain.2
J’en ai encore un autre où un champ de blé sur le versant de collines est tout ravagé et flanqué par terre par une ondée et ruisselle de l’averse.3
Il me semble que les gens d’ici travaillent bien moins que les paysans chez nous, du bétail on n’en voit guère et presque toujours la campagne a l’air déserte davantage que chez nous. Cela me parait fort déplorable, à plus forte raison puisque la nature n’est pas ingrate et l’air si pur et si sain. On voudrait donc voir ici une race de gens plus énergique. Les cas ne sont peutêtre pas rares ici où ne rien faire devient mal faire. N’y a-t-il pas dans le nord des tas de braves ouvriers sans pain suffisant parceque là on travaille tant que le travail n’est plus estimé. Je ne dis pas que cela soit toujours le cas mais enfin il y a pourtant quelque chôse de ce genre. Eh bien ici les fermes pourraient rendre le triple qu’ils ne font si c’était bien tenu et les terrains si on y mettait de l’engrais. En rendant le triple le pays d’ici pourrait donc nourrir bien davantage de gens.
Maintenant je crois que tu m’as demandé si, supposition toutefois que l’amour soit un baccille,4 ce que moi suis pas à même d’affirmer ou de prouver, veuillez ne pas perdre cela de vue, je crois que tu m’as demandé
1v:3 s’il existait des personnes qui auraient ledit baccille et d’autres qui ne l’auraient pas ou bien si au contraire c’etait un mal fatal et universel. Là encore je suis passablement incompétent de me faire une opinion arrêtée nettement. Mais j’estime probable que si une personne, mettons toi-même, était dans la conviction de ne pas l’avoir, il serait peutêtre sage pour telle personne de s’innoculer ledit baccille selon la méthode Pasteur5 ou autre. Sans blague je crois qu’il faut être amoureux ou amoureuse de quelque chôse fatalement et que la seule précaution qu’on puisse prendre serait de le devenir de tel caractere et non pas de tel autre, selon son idée.
Et savoir ce qu’on veut là-dedans – hélas nous nous connaissons si peu nous-mêmes.–
D’ailleurs je croirais presque que les femmes dans ces chôses-là prennent l’offensive; que les sages entre elles ou plutôt celles qui aient l’instinct le plus juste et sûr n’attendent pas qu’elles soient aimées pour aimer elles mêmes – ce qui – et je suis porté à croire, pour de bonnes raisons – leur paraitrait la chôse essentielle.
Enfin il se pourrait fort bien qu’en s’innoculant le baccille atténué, du virus bien choisi à dose juste, on serait davantage à l’abri de la contagion. Si on n’a pas encore le mal on n’empêche pas qu’on puisse le prendre tandis que lorsque l’on l’a on ne peut plus l’attraper.
Je suis assez curieux d’avoir quelques nouvelles de Theo qui parait passablement absorbé dans sa lune de miel ce qui est fort bien. il m’a envoyé des couleurs et de la toile la semaine dernière mais depuis bientôt un mois je suis sans ses nouvelles par lettre.6
C’est pour moi une grande consolation de savoir qu’il ne vit plus seul. Sa femme m’a écrit il y a quelque temps une lettre très bien qui me prouvait qu’elle est bien serieuse.7 Elle aura encore bien et longtemps besoin de cela car la vie de Theo est assez compliquée à cause de son devoir avec les Boussod & C°. Et pour elle elle apprendra davantage à vivre avec lui que sans lui, sans être obligée de trop changer et d’oublier ce qu’elle sait déjà des chôses hollandaises.
Je m’en vais encore un peu travailler donc je te souhaite en terminant toute prosperité et santé à toi comme à la mère. Je t’enbrasse bien en pensée.