1r:1
1Mon cher Theo,
1*merci de ta lettre–.1 Tu as bien
2raison de dire que M. Salles a été parfait dans
3tout ceci, j’ai de grandes obligations envers lui_
4Je voulais te dire que je crois avoir bien fait d’aller
5ici/ d’abord en voyant la réalité de la vie des fous
6ou toqués divers dans cette ménagerie je perds la
7crainte vague/ la peur de la chôse. Et peu à peu
8puis arriver à considérer la folie en tant qu’etant une maladie
9comme une autre. Puis le changement d’entourage/
10à ce que j’imagine/ me fait du bien.
11Pour autant que je sache le médecin d’ici est
12enclin à considérer ce que j’ai eu comme une
13attaque de nature épileptique.2 Mais j’ai pas demandé
14après.–
15Aurais tu déjà reçu la caisse de tableaux/3 je suis curieux
16de savoir s’ils ont encore souffert oui ou non.
17J’en ai deux autres en train – des fleurs
18d’iris violets4 et un buisson de lilas.5 deux
19motifs pris dans le jardin.
20L’idée du devoir de travailler me revient beaucoup
21et je crois que toutes mes facultés pour le travail
22me reviendront assez vite. Seulement le travail
23m’absorbe souvent tellement que je crois
24que je resterai toujours abstraita et gaucherb pour
25me débrouiller pour le reste de la vie aussi_
26Je ne t’ecrirai pas une longue lettre – je
27chercherai à répondre à la lettre de ma
28nouvelle soeur6 qui m’a bien touchée mais
29je ne sais si j’arriverai à le faire_

30Poignée de main et tout à toi
31Vincent

 1v:2
32Ma chère Soeur,
32*merci beaucoup de votre
33lettre dans laquelle j’ai surtout cherché
34les nouvelles de mon frère. Et je les
35trouves très bonnes_ Je vois que vous
36avez déjà observé qu’il aime Paris
37et que cela vous étonne plus ou moins/
38vous qui ne l’aimez point ou plutôt
39qui y aimez surtout les fleurs tels
40que je suppose par exemple les glycines
41qui probablement commencent à fleurir.
42Ne pourrait-il pas être le cas qu’en
43aimant une chôse on la voit mieux
43aet plus juste
44qu’en ne l’aimant pas.
45Pour lui et pour moi Paris est certes
46déjà en quelque sorte un cimetière
47où ont péri bien des artistes
48que nous avons directement ou
49indirectement connus.
50Certes Millet que vous apprendrez
51à aimer beaucoup et avec lui bien
52d’autres ont cherché à sortir hors de
53Paris_– Mais Eugène Delacroix
54par exemple/ difficilement on se le represente
55“comme homme” autrement que
56Parisien.–
57Tout ceci pour vous engager –
58sous toute reserve il est vrai –
59de croire à la possibilité qu’il
60y ait à Paris des maisons et non
61pas seulement des apartements_
 1v:3
62Enfin – heureusement vous êtes
63vous-même sa maison.
64Il est assez drôle peut être que le résultat
65de cette terrible attaque7 est qu’il y ait
66dans mon esprit plus guère de désir
67ni d’esperance bien nets et je
68me demande si c’est ainsi qu’on
69pense alors que les passions un peu
70éteints on descend la montagne
71au lieu de la monter. Enfin ma soeur
72si vous pouvez croire, ou à peu près, que tout va toujours
73pour le mieux dans le meilleur des mondes8 alors
74vous pourrez croire peut etre également que Paris
75'est la meilleure des villes là-dedans.
76Avez vous déjà remarqué que les vieux chevaux de
77fiacre y ont des grands beaux yeux navrés comme
78des chrétiens quelquefois. Quoi qu’il en soit
79nous ne sommes pas des sauvages ni des paysans
80et nous avons peutetre même le devoir d’aimer
81la civilisation (ainsi nommée)_ Enfin ce serait
82probablement hypocrite de dire ou croire
83que Paris est mauvais alors qu’on y vit_
84La première fois que l’on voit Paris il se peut d’ailleurs
85que tout y semble contre nature/ sale et triste_9
86Enfin si vous n’aimez
87pas Paris/ surtout n’aimez pas la peinture
88ni ceux qui directement ou indirectement
89s’en occupent car ce n’est que trop dubieuxc
90que cela soit beau ou utile_
91Mais que voulez vous/ il y a des gens qui
92aiment la nature tout en etant toqués
93ou malades/ voilà les peintres/ puis il y
94en a qui aiment ce que fait la main
95d’homme et ceux là vont meme jusqu’à
96aimer les tableaux.
 1r:4
97Quoiqu’ici il y ait quelques malades fort graves/
98la peur/ l’horreur que j’avais auparavent
99de la folie s’est déjà beaucoup adoucie_
100Et quoique continuellement on entende ici des cris
101et des hurlements terribles comme des bêtes dans
102une ménagerie/ malgré cela les gens d’ici se
103connaissent très bien entre eux et s’aident les
104uns les autres quand ils tombent dans des crises_10
105En travaillant dans le jardin ils viennent tous
106voir et je vous assure sont plus discrets et plus
107polis pour me laisser tranquille que par exemple
108les bons citoyens d’Arles.
109Il se pourrait bien que je reste ici assez longtemps/
110jamais j’ai été si tranquille qu’ici et à l’hospice
111à Arles pour pouvoir enfin peindre un peu_
112Tout près d’ici il y a des petites montagnes
113grises ou bleues11 ayant à leur pied des blés
114très très verts et des pins_
115Je me compterai très heureux si j’arrive à
116travailler assez pour gagner ma vie car
117cela me donne bien du souci lorsque je me dis
118que j’ai fait tant de tableaux et de dessins sans
119jamais en vendre. Ne vous pressez pas trop
120de trouver que ce soit là une injustice/ moi
121je n’en sais rien.
122En vous remerciant encore de m’avoir écrit
123et étant bien content de ce que je sache
124qu’à présent mon frère ne rentre plus dans
125un apartement vide quand il revient le
126soir/ je vous serre la main en pensée
127et croyez moi

128votre frère
129Vincent


75 la meilleure < une la meilleures
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