1*ta bonne lettre m’a bien 2touchée surtout puisqu’elle m’apprend 3que tu es retournée pour soigner 4Mme Duquesne_
5Certes le cancer est une maladie terrible/ 6pour moi je frémis toujours lorsque j’en 7vois un cas – et c’est pas rare dans le 8midi quoique souvent ce ne soit pas le vrai 9cancer incurable & mortel mais des abces 10cancereux dont on guérit quelquefois. Quoi qu’il 11en soit tu es bien brave ma soeur/ de 12ne pas reculer devant ces Ghetsemané-là_ 13Et je me sens moins brave que toi lorsque 14je pense à ces chôses. me sentant gauche/ lourd et maladroit là-dedans_ Nous avons 15si j’ai bonne mémoire un proverbe 16'hollandais dans ce sens: het zijn de slechtste 17vruchten niet waaraan de wespen knagen...1
18Cela me mène tout droit à ce que je voulais dire/ 19le lierre aime les vieux saules ébranchés 20chaque printemps/ le lierre aime le tronc 21du vieux chêne – et ainsi le cancer/ cette 22plante mysterieuse/ s’attache si souvent 23aux gens dont la vie ne fut qu’ardent amour 24et dévouement. Quelque terrible que soit donc 25le mystère de ces douleurs/ l’horreur en 26est sacrée et y aurait-il là en effet une chôse 27douce et navrante ainsi que nous voyons 28sur le vieux toit de chaume la mousse verte 29en abondance_– Je n’en sais rien cependant – 30j’ai pas le droit de rien affirmer.–
31Il y a pas très loin d’ici une tombe 32très très très ancienne/ plus ancienne que 33le Christ sur laquelle est inscrit ceci/ “Bénie 34soit Thébé/ fille de Telhui/ prêtresse d’Osiris/ 35'qui ne s’est jamais plainte de personne.”2 Je 36pensais involontairement à cela lorsque tu me disais 37dans ta lettre précédente que la malade que tu soignes 38ne se plaignait pas.
39La mère doit être contente du mariage 40de Théo et il m’écrit qu’elle a l’air 41de rajeunir_–3 Cela me fait bien plaisir_ 42Maintenant lui aussi est très content 43de ses experiences matrimoniales 44et s’est considérablement rassuré.
45Des illusions il s’en fait si peu/ 46ayant à un rare degré la force 47de caractère de prendre les chôses telles 48qu’elles sont sans se prononcer sur 49le bien et le mal. Ce en quoi il 50a bien raison car qu’en savons nous 51de ce que nous faisons_
52Je vais moi aller pour 3 mois au 53moins dans un asile à St Remy/ 54pas loin d’ici.
55En tout j’ai eu 4 grandes crises 56où je ne savais pas le moins du monde 57ce que je disais/ voulais/ faisais_4
58Sans compter auparavant que je me suis 59evanoui 3 fois sans raison plausible 60et ne gardant pas le moindre souvenir 61de ce que je sentais alors.
62Eh bien cela est assez grave quoique depuis 63je sois beaucoup calmé et que physiquement 64je vais parfaitement bien. Et je me sens 65encore incapable de reprendre un atelier_ 66Je travaille cependant & viens de faire deux 67tableaux de l’hospice. l’un une salle/ 68une très longue salle avec les rangées de lits 69à rideaux blancs où se meuvent quelques figures 70de malades.
71Les murs/ le plafond aux grandes poutres/ 72tout est blanc d’un blanc lilas ou d’un 73blanc vert_ Ca et là une fenêtre 74à rideau rose ou vert clair_
75Le carreau en briques rouges. Au fond 76une porte surmonté d’un crucifix_5
77c’est très très simple. Et alors comme 78pendant/ la cour intérieure_– C’est 79une galerie à arcades comme dans des 80batiments arabes/ blanchie à la chaux_ 81Devant ces galeries un jardin 82antique avec un étang au milieu et 838 parterres de fleurs/ du myosotys/ 84des roses de noël, des anémones, des renoncules/ 85de la giroflée/ des marguérites &c.
86Et sous la galerie des orangers et des 87lauriers roses. C’est donc un tableau 88tout plein de fleurs et de verdure printanière_ 89Trois troncs d’arbres noirs et tristes cependant 90le traversent comme des serpents 91et sur le premier plan quatre grands 92buissons tristes de buis sombres.6
93Les gens d’ici n’y voient pas grand chôse probablea 94mais cependant cela a tant été toujours 95mon désir de peindre pour ceux qui ne 96connaissent pas le côté artistique d’un tableau_
97Que te dirai-je/ tu ne connais pas les 98raisonnements du bon père Pangloss dans Candide 99de Voltaire/7 ni pas non plus Bouvard & Pécuchet 100de Flaubert_–8 C’est là des livres d’homme 101à homme et je ne sais si les femmes comprennent 102cela. Mais le souvenir de cela me soutient 103souvent dans des heures & journees ou nuits 104peu commodes & enviables_–
105J’ai relu avec une attentionextrême 106l’oncle Tom de Beecher Stowe justement 107parceque c’est un livre de femme/ écrit 108dit elle/ en faisant la soupe pour ses enfants/9 109et puis aussi avec attention extrême 110les Christmas Tales de Ch_ Dickens.10
111Je lis peu pour y réflechir 112davantage. Il est fort probable que j’aie 113encore beaucoup à souffrir. Et cela ne me 114va pas du tout à vrai te dire car dans aucun 115cas je desirerais une carrière de martyr_
116Car j’ai toujours cherché quelqu’autrechôse que 117l’heroisme que je n’ai pas/ que certes 118j’admire dans d’autres mais que, je te le 119repète, je ne crois pas être mon devoir ou 120mon idéal.
121Je n’ai pas relu ces excellents livres de Renan11 122mais combien souvent j’y songe ici où 123nous avons les oliviers et autres plantes caractéristique 124et le ciel bleu_– Ah comme Renan est dans 125le juste et quelle belle oeuvre que la sienne/ 126de nous parler dans un français 127comme aucun autre ne le parle. Un 128francais où il y a dans le son des mots 129le ciel bleu et le bruissement doux des oliviers 130et mille chôses enfin vraies et explicatives 131qui font de son histoire une résurrection_ 132C’est une des choses les plus tristes que je sachesb que les préjugés 133des gens qui de parti pris s’opposent à tant de bonnes et 134'belles choses qui ont été creées de notre temps. Ah, 135l’eternelle “ignorance”/ les eternels “malentendus”/ 136et comme alors cela fait du bien de tomber sur une 137parole reellement Séreine.... Benie soit Thébé – fille 138de Telhui – prêtresse d’Osiris – qui ne s’est 139jamais plainte de personne_–
140pour moi je m’inquiète assez souvent de 141ce que ma vie a été pas assez calme/ tous 142ces déboires/ contrariétés/ changements font que 143je ne me développe pas naturellement et 144en plein dans ma carière artistique_
147Mais qu’est ce que ça fait si ainsi que justement 148le père Pangloss ci dessus mentionné seul le 149prouve/ “que tout va toujours pour le mieux 150dans le meilleur des mondes”.
151L’année passee j’avais fait une dizaine 152ou une douzaine de vergers en fleur13 et 153cette année je n’en ai que quatre/14 ainsi 154le travail ne va pas très fort.
155Si tu possèdes le livre de Drône15 dont tu parles 156j’aimerai beaucoup à le lire mais fais moi 157le plaisir de ne pas l’acheter exprès pour moi 158dans ce moment. J’ai vu ici des religieuses 159très intéressantes/ la plupart des prêtres me 160parait dans un triste état. la religion me 161fait tant peur depuis déjà tant d’années_ 162Par exemple sais tu déjà que l’amour 163n’existe peutêtre pas précisement comme on 164se l’imagine – l’interne ici/ le plus brave 165homme qu’il soit possible de s’imaginer/ le plus 166dévoué/ le plus vaillant/ un coeur chaud et mâle/ 167s’amuse quelquefois à mystifier les bonnes 168femmes en leur racontant que l’amour 169est aussi un microbe. Quoiqu’alors les 170bonnes femmes et même quelques hommes 171jettent alors de hauts cris cela lui est bien 172égal et il est imperturbable sur ce point.
173Quant à s’embrasser et tout le reste qu’il nous 174plaise d’y ajouter/ que ce soit là un acte 175d’un ordre naturel comme de boire un 176'verre d’eau ou de manger un morceau 177de pain. Certes il est assez indispensable 178de s’embrasser sinon il arrive des desordres 179graves_
180Maintenant des sympathies cérébrales 181doivent elles toujours aller avec ou sans 182ce qui précède_ Pourquoi régler tout cela 183n’est ce pas/ à quoi bon?
184Moi je ne m’y oppose pas à ce que l’amour soit 185un microbe et quand bien même cela ne 186m’empêcherait pas du tout de sentir des 187choses telles que du respect devant les 188douleurs du cancer par exemple_
189Et vois tu/ les médecins desquels tu dis/ quelquefois 190'ils ne peuvent pas bien grand chose 190a(ce que je te laisse libre de dire pour autant 190bque tu 190cjugerais juste) 191– ben – sais tu ce qu’ils peuvent pourtant – 192ils vous donnent une poignée de main 193plus cordiale/ plus douce que bien d’autres 194mains et leur présence peut bien quelquefois 195être très sympathique et rassurante_
196Voila je me laisse aller à causer_ Souvent je 197ne peux pas ecrire deux lignes cependant et 198je crains bien que mes idees soient futiles 199ou sans suite cette fois ci aussi_
200Seulement je voulais t’écrire dans tous les 201cas pendant que tu fusses là. Je ne peux 202pas précisement décrire comment est ce que j’ai/ 203c’est des angoisses terribles parfois – sans cause aparante – 204ou bien un sentiment de vide et de fatigue dans la tête_2v:7 205Je considère le tout plutôt comme un 206simple accident/ sans doute il y a gravement 207de ma faute et j’ai parfois des mélancolies/ 208des remords atroces mais vois tu/ quand cela 209va me décourager tout à fait et me ficher le 210spleen/ je ne me gêne pas précisement pour 211dire que le remords et la faute c’est 212possiblement aussi des microbes ainsi 213que l’amour.
214Je prends tous les jours le remède 215que l’incomparable Dickens prescrit 216contre le suicide. Cela consiste en 217un verre de vin/ un morceau de pain et 218de fromage et une pipe de tabac_16 219C’est pas compliqué me diras-tu 220et tu ne crois pas que la mélancolie me 221vient jusqu’à pas loin de là/ cependant 222à des moments – ah mais –…
223Enfin c’est pas toujours drôle mais je 224cherche à ne pas oublier tout à fait de blaguer/ 225je cherche à éviter tout ce qui aurait des 226rapports avec l’heroisme et le martyre/ enfin 227je cherche à ne pas prendre lugubrement des 228choses lugubres_
229Je te souhaite maintenant le bon soir 230et mes respects à ta malade quoique 231je ne la connaisse point.