2*il m’a semblé voir dans ta bonne 3lettre tant d’angoisse fraternelle contenue qu’il 4me semble de mon devoir de rompre mon silence.1 5Je t’écris en pleine possession de ma présence d’esprit 6et non pas comme un fou mais en frère que 7tu connais.– Voici la vérité – : un certain 8nombre de gens d’ici ont adressé au maire 9(je crois qu’il se nomme M. Tardieu) une 10adresse (il y avait plus de 80 signatures) 11me désignant comme un homme pas 12digne de vivre en liberté ou quelque chose comme 12acela_2
13Le Commissaire de police ou le commissaire 14central a alors donné l’ordre de m’interner 15de nouveau.3
16Toutefois est-il que me voici de longs 17jours enfermé sous clefs & verrous et 18gardiens au cabanon sans 19que ma culpabilité soit prouvée 20ou même prouvable.
21Va sans dire que dans le for intérieur 22de mon âme j’ai beaucoup à redire 23à tout cela_ Va sans dire que je ne 24saurais me fâcher et que m’excuser 25me semblerait m’accuser dans un cas pareil.
26Seulement pour t’avertir/ pour me 27délivrer – d’abord je ne le demande 28pas/ étant persuadé que toute cette 29accusation sera reduit à néant.–
30Seulement dis-je/ pour me délivrer 31tu le trouverais difficile. Si je ne retenais 31apas mon indignation je serais immédiatement 31bjugé fou dangereux. En patientant esperons/ 31cd’ailleurs les fortes émotions ne pourraient qu’aggraver 31dmon état_
32»Si d’ici un mois cependant tu n’aies pas de mes 33nouvelles directes alors agis mais tant que je t’écris 34attends.
37C’est pourquoi je t’engage par la présente 38à les laisser faire sans t’en mêler_
39Tiens toi pour averti que ce serait 40peutêtre compliquer et embrouiller 41la chôse.
42A plus forte raison puisque tu comprendras 43que moi tout en étant absolument 44calme au moment donné/ puis facilement 45retomber dans un état de surexitation 46par de nouvelles émotions morales.
47Aussi tu conçois combien cela m’a été 48un coup de massue en pleine poitrine 49quand j’ai su qu’il y avait tant de 50gens ici qui etaient lâches assez de 51se mettre en nombre contre un seul 52et celui là malade.
53'Bon. voilà pour ta gouverne; en tant 54que quant à ce qui concerne mon état moral 55je suis fortement ébranlé mais je recouvre quand 56même un certain calme pour ne pas me fâcher_ 57D’ailleurs l’humilité me convient après l’expérience 58d’attaques répetées_4
60Le principal/ je ne saurais trop te le dire/ est 61que tu gardes ton calme aussi et que rien ne
1v:3 68te dérange dans tes affaires. Après ton mariage 69nous pouvons nous occuper de mettre tout cela 70au clair et en attendant/ ma foi laisse moi ici 71tranquillement. Je suis persuadé que M_ le maire 72ainsi que le commissaire sont plustôt des 73amis et qu’ils feront tout leur possible 74d’arranger tout cela. Ici/ sauf la liberté/ 75sauf bien des chôses que je désirerais 76autrement/ je ne suis pas trop mal_ 77Je leur ai d’ailleurs dit que nous n’étions 78pas à même de subir des frais. Je 79ne peux pas demenager sans frais5 or 80voilà 3 mois que je ne travaille 81pas et remarquez que j’aurais pu 82travailler s’ils ne m’avaient pas 83exaspéré et gêné_
84Comment vont la mère et la soeur_ 85N’ayant rien d’autre pour me distraire 86– on me défend même de fumer – ce qui 87est pourtant permis aux autres malades. 88n’ayant rien d’autre à faire je pense à 89tous ceux que je connais tout le long du jour 90et la nuit.
91Quelle misère – et tout cela pour ainsi dire 92pour rien.
93Je ne te cache pas que j’aurais préferer crever 94que de causer et de subir tant d’embaras. 95Que veux tu/ souffrir sans se plaindre 96est l’unique leçon qu’il s’agit d’apprendre 97dans cette vie_6
99Maintenant dans tout cela si je dois reprendre 100ma tâche de faire de la peinture j’ai naturellement 101besoin de mon atelier/ du mobilier/ que certes 102nous n’avons pas de quoi renouveler 103en cas de perte.
104Etre de nouveau reduit à vivre à l’hôtel/ 105tu sais que mon travail le permet pas/ 106il faut que j’aie mon pied à terre fixe. 107Si ces bonshommes d’ici protestent contre 108moi/ moi je proteste contre eux et 109il n’ont qu’à me fournir dommages 110et interêts à l’amiable/ enfin ils 111n’ont qu’à me rendre ce que je perdrais 112par leur faute et ignorance_
113Si – mettons – je deviendrais aliené pour 114de bon – certes je ne dis pas que ce soit impossible/ 115il faudrait dans tous les cas me traiter autrement/ 116me rendre l’air/ mon travail &c.
117Alors – ma foi – je me résignerais_ 118Mais nous n’en sommes même pas là 119et si j’eusse eu ma tranquilité/ depuis 120longtemps je serais remis. Ils me chicanent 121sur ce que j’ai fumé et bu/ bon_7
122mais que veux tu/ avec toute leur sobriété 123ils ne me font en somme que de nouvelles 124misères. Mon cher frère le mieux reste 125peut-être de blaguer nos petites misères et aussi 126un peu les grandes de la vie humaine.8 Prends 127en ton parti d’homme et marche bien droit à ton 128but. nous autres artistes dans la société actuelle 129ne somme que la cruche cassée. Que je voudrais pouvoir 130t’envoyer mes toiles mais tout est sous clefs/ verrous/ 131police et gardefous.– Ne me délivre pas/ cela s’arrangera 132tout seul – avertis toutefois Signac qu’il ne s’en mêle 133pas car il mettrait la main dans un guêpier9 – sans que 134j’ecrive de nouveau. En pensée je te serre la main bien 135cordialement/ dis bonjour à ta fiancee/ à la mère et à la soeur_
35»Je lirai cette lettre telle quelle à M. Rey qui n’est pas responsable ayant lui-même 36été malade – sans doute il t’ecrira lui-meme aussi. Ma maison a été fermée par la police_
62»J’ai vague souvenance d’une lettre chargee de ta part pour laquelle on m’a fait signer 63mais que je n’ai pas voulu accepter tant on faisait de l’embarras pour la signature/ 64et de laquelle depuis je n’ai plus eu des nouvelles.
65»Explique à Bernard que je n’ai pas pu lui répondre/ c’est tout une histoire pour écrire une lettre: il faut 66au moins autant de formalités qu’en prison maintenant_– Dis lui de demander conseil à Gauguin mais serre lui bien 67la main pour moi.
98»Encore une fois bien des choses à ta fiancée et à Bonger.
137»j’aurais preferé ne pas encore t’ecrire dans la crainte de te compromettre et te deranger 138dans ce qui doit aller avant tout. Cela s’arrangera/ c’est trop idiot pour durer.
140j’avais esperé que M_ Rey serait venu me voir afin 141de causer encore avec lui avant d’expedier cette lettre 142mais quoique j’aie fait dire que je l’attendais 143personne n’est venu.10 Je t’engage encore une fois 144à être prudent. Tu sais ce que c’est que d’aller 145chez des autorités civiles se plaindre. Attends 146jusqu’à ton voyage en Hollande au moins_11
147Je crains moi-même un peu que si je sors dehors 148en liberté je ne serais pas toujours maître de moi 149si j’etais provoqué ou insulté, or de cela on pourrait 150se faire prévaloir. Le fait est là qu’on a envoyé 151une adresse au maire. J’ai carrément répondu 152que j’était tout disposé à me ficher à l’eau par 153exemple si cela pouvait une fois pour toutes faire 154le bonheur de ces vertueux bonshommes mais 155que dans tous les cas si en effet je m’etais fait 156une blessure à moi-même je n’en avais aucunément 157fait à ces gens là. &c. Courage donc quoique le 158coeur me défaille à des moments. Ta venue – ma 159foi – pour le moment elle brusquerait les chôses. Je 160deménagerai quand j’en verrai les moyens naturellement_
161J’espère que celle ci 162t’arrive en bon état. 163ne craignons rien/ je 164suis assez calme maintenant_ 165Laissez les faire. Tu feras 166peut-être bien d’écrire encore 167une fois. mais rien d’autre 168pour le moment. Si je prends patience 169cela ne saurait que me fortifier pour 170ne plus être tant en danger de 171retomber dans une crise. Naturellement moi 172qui reellement ai fait de mon mieux pour etre 173ami avec les gens et qui ne m’en doutais pas/ cela 174m’a été un rude coup.
175à bientot mon cher frère j’espère/ ne t’inquiète 176pas_ C’est une sorte de quarantaine qu’on me fait 177passer peut etre_ Qu’en sais je_
32-34 Si d’ici [...] attends < In the right margin on p. [1r:1]; inserted by us. There might be a connection with the remark in l. 137-138 (‘j’aurais [...] pour durer’).