Tant que mon esprit manquait tout à fait d’assiette c’eut été en vain que j’aurais essayé de t’écrire pour répondre à ta bonne lettre. Je viens aujourd’hui de retourner provisoirement chez moi, j’espère pour de bon.1 Il y a tant de moments où je me sens tout à fait normal, et justement il me semblerait que, si ce que j’ai n’est qu’une maladie particulière du pays, il faut tranquillement attendre ici jusqu’à que cela soit fini. même si cela se répétait encore (ce qui ne sera pas le cas mettons).–
Mais voici ce que je dis une fois pour toutes à toi et à M. Rey. Si tôt ou tard il serait désirable que j’aille à Aix comme il en a déjà été question2 – d’avance j’y consens et m’y soumettrai.–
Mais dans ma qualité de peintre et d’ouvrier il n’est loisible à personne, même pas à toi ou au médecin, de faire une telle démarche sans me prévenir et me consulter moi là-dedans aussi, parceque ayant jusqu’à présent toujours gardé ma presence d’esprit relative3 pour mon travail, c’est mon droit de dire alors
1v:2 (ou au moins d’avoir une opinion sur) ce qui serait le mieux, de garder mon atelier ici ou de déménager à Aix tout-à-fait. Cela afin d’éviter les frais et les pertes d’un déménagement tant que possible et de ne le faire qu’en cas d’urgence absolue.–
Il parait que les gens d’ici ont une légende qui leur fait avoir peur de la peinture et que dans la ville on a causé de cela.–4 Bon.– Moi je sais qu’en Arabie c’est la même chôse et pourtant nous avons des tas de peintres en Afrique n’est ce pas.– Ce qui prouve qu’avec un peu de fermeté on peut modifier ces préjugés ou au moins faire sa peinture quand même. Le malheur est que moi je suis assez porté à être impressionné, à sentir moi-même les croyances d’autrui et à ne pas toujours blaguer sur le fond de vérité qu’il puisse y avoir dans l’absurde.
Gauguin d’ailleurs est comme cela aussi, comme tu l’auras pu observer, et lui-même était également fatigué lors de son séjour par je ne sais quel malaise.
Moi ayant déjà sejourné plus d’un an ici, ayant entendu dire à peu près tout le mal possible de moi, de Gauguin, de la peinture en général,
1v:3 pourquoi ne prendrais je pas les chôses telles quelles en attendant l’issue ici.–
Où puis j’aller pire que là où j’ai déjà été à deux reprises – au cabanon.–5
Les avantages que j’ai ici sont que comme dirait Rivet – d’abord – “ils sont tous malades” ici et alors au moins je ne me sens pas seul.
Puis comme tu le sais bien j’aimetant Arles quoique Gauguin aie bigrement raison de l’appeler la plus sale ville de tout le midi.
Et j’ai trouvé tant d’amitié déjà chez les voisins,6 chez M. Rey, d’ailleurs chez tout le monde à l’hospice, que réellement je préférerais être toujours malade ici que d’oublier la bonté qu’il y a dans les mêmes gens qui ont les préjugés les plus incroyables à l’égard des peintres et de la peinture ou dans tous les cas n’en ont aucune idée claire et saine comme nous autres.–
Puis à l’hospice ils me connaissent maintenant et si cela me reprendrait cela se passerait en silence et ils sauraient à l’hospice que faire. Etre traité par d’autres médecins je n’en ai aucunément le désir ni en sens le besoin.
Le seul désir que j’aurais c’est de pouvoir continuer à gagner de mes mains ce que je dépense.
Koning m’a écrit une lettre très bien en disant que lui et un ami viendraient probablement dans le midi avec moi pour longtemps. Cela en réponse à une lettre que je lui avais écrite il y a quelques jours.7 Moi je n’ose plus engager les peintres à venir ici après ce qui m’est arrivé, ils risquent de perdre la tête comme moi. Même chôse pour de Haan et Isaacson.
Qu’ils aillent à Antibes, Nice, Menton, c’est peut-être plus sain.
La mère et la soeur m’ont également écrit, la dernière etait bien navrée de la malade qu’elle a soignée.8 à la maison on est bien bien content de ton mariage.
Sache le bien qu’il ne faut pas trop te préoccuper de moi ni te faire du mauvais sang.
Cela doit probablement avoir son cours et nous ne pourrions pas avec des précautions changer grand chôse à notre sort.
Encore une fois cherchons à gober notre sort tel qu’il vient. La soeur m’a écrit que ta fiancée venait loger pour quelque temps à la maison.9 Cela c’est bien fait. Eh bien je te serre la main bien bien de tout coeur et ne nous decourageons pas. crois moi
t.à.t.
Vincent
bien des chôses à Gauguin, j’espère qu’il va m’écrire, moi je lui ecrirai aussi.