1*tout en n’ayant rien de 2bien bien imprévu à te raconter j’y tiens 3néamoins à te faire savoir que lundi passé 4j’ai revu l’ami Roulin. Il y avait d’ailleurs 5un peu de quoi – la France toute entière ayant 6frémi.1 Certes à nos yeux à nous l’election et 7ses résultats et ses représentants ne sont que 8symboles. Mais ce qui est une fois de 9plus prouvé c’est que les ambitions et gloires 10mondaines s’en vont – mais que 11jusqu’à présent le battement du coeur humain 12demeure le même et en rapport autant 13avec le passé de nos pères enterrés 14qu’avec la génération à venir.
15J’ai eu ce matin une bien amicale lettre 16de Gauguin à laquelle sans tarder j’ai 17répondu. Lorsque Roulin est venu 18j’avais juste fini la répétition de mes 19tournesols2 et je lui ai montré les deux 20exemplaires de la Berceuse entre ces 21quatre bouquets-là_3
27Marseille comme Paris a été ému 28jusqu’au fond des fonds des entrailles 29du peuple tout entier et taciturne. 30Eh bien qui est ce qui osera maintenant 31commander feu à n’importe quel canon/ 32mitrailleuse ou fusil Lebel4 33alors que tant de coeurs sont tout 34donnés d’avance pour servir 35de bouchons aux canons_–
36D’autant plus que certes les victorieux 37politiques de ce grand jour d’aujourd’hui/ 38Rochefort et Boulanger/ d’un commun 39accord ambitionneront plutôt le cimetière 40que n’importe quel trône.–5
41Enfin telle était notre conception de 42l’événement non seulement de Roulin et 43de moi mais de bien d’autres. Nous étions bien 44émus quand même. Roulin me disait 45qu’il avait presque pleuré en voyant cette 46foule marseillaise silencieuse et qu’il n’était 47revenu à soi que lorsqu’en se retournant 48il voyait derrière lui de tres très vieux amis/ 49qui hésitaient à le reconnaitre/ par un grand 50hasard. Alors ils ont eté souper ensemble 51jusqu’à tard dans la nuit_
52Tout en étant très fatigué il n’avait 53pas pu résister au désir de venir à Arles pour revoir sa famille 54et tombant presque de sommeil et 55tout pâle il est venu nous serrer la main_ 56Je pouvais justement lui montrer les 57deux exemplaires du portrait de sa femme 58ce qui lui faisait plaisir_
59A ce qu’on me racconte je me porte 60très visiblement mieux; intérieurement 61j’ai le coeur un peu trop plein de 62tant d’émotions & espérances diverses car 63cela m’étonne de guérir_
64Tout le monde ici est bon pour moi 65dans les voisins &c./ bon et prévenant 66comme dans une patrie_6
67Je sais déjà que plusieurs personnes d’ici 68me demanderaient des portraits s’ils osaient 69les demander. Roulin tout pauvre diable et 70petit employé qu’il est/ étant très très estimé ici/ 71on a su que j’avais fait toute sa famille_7
72Mon cher frère dans la suite nous pourrons 73certes encore tomber dans la souffrance/ dans 74des erreurs/ dans le malheur/ je ne dis pas non_
75Mais nous aurons toujours travaillé dans ce 7689 ci avec les Français que nous aimons tant/ 77comme de leur côté aussi ils nous font sentir la patrie_1r:4 78Or cela c’est toujours cela de vécu_
79Ne parle pas à ta fiancée de cette affaire 80entre nous/ laisse moi ainsi que je t’ai 81demandé travailler jusqu’au 82dernier Mars.8 Et d’ici là j’aurai fait 83quelques toiles impressionistes allez. 84J’ai mis aujourd’hui une 3me berceuse en 85train_9 Je sais bien que ce n’est ni dessiné 86ni peint aussi correctement que du Bouguereau/ 87ce que je regrette presque/ ayant le désir 88d’être correct sérieusement – mais 89cela n’étant donc fatalement ni du Cabanel 90ni du Bouguereau j’espère pourtant que 91cela soit Français.
92Il a fait aujourd’hui un temps magnifique 93sans vent et j’ai tellement le desir de travailler 94que j’en suis épaté n’y ayant plus compté.
95Je terminerai cette lettre comme celle à Gauguin en 96te disant que certes il y a encore des signes de la surexcitation 97précédente dans mes paroles mais que cela n’a 98rien d’étonnant puisque dans ce bon pays Tarasconnais 99tout le monde est un peu toqué.10
100Bonne poignée de main aussi à de Haan & Isaacson_