1r:1
1mon cher Theo,
1*seulement quelques mots
2pour te dire que la santé et le travail
3avancent comme ci comme ça.
4Ce que je trouve déjà étonnant lorsque
5je compare mon état d’aujourdui à celui
6d’il y a un mois. Je savais bien qu’on
7pouvait se casser bras & jambes auparavant
8et qu’alors après cela pouvait se remettre
9mais j’ignorais qu’on pouvait se casser
10la tête cérébralement et qu’après cela se
11remettait aussi_
12Il me reste bien un certain “à quoi bon
13se remettre” dans l’étonnement que me
14cause une guérison en train sur laquelle
15j’étais hors d’état d’oser compter.
16Lors de ta visite je crois que tu dois
17avoir remarqué dans la chambre de
18Gauguin les deux toiles de 30 des tournesols_1
19Je viens de mettre les dernieres touches aux
20répétitions absolument équivalentes & pareilles_2
21Je crois t’avoir déjà dit qu’en outre j’ai
22une toile de Berceuse/ juste celle
23que je travaillais lorsque ma maladie est venue
24m’interrompre.3 De celle là je possède
25également aujourd’hui 2 épreuves.4
 1v:2
26Je viens de dire à Gauguin au sujet de
27cette toile/ que lui et moi ayant causé
28des pêcheurs d’Islande et de leur isolement
29mélancolique/ exposés à tous les dangers/ seuls
30sur la triste mer/ je viens d’en dire à Gauguin
31qu’en suite de ces conversations intimes
32il m’était venu l’idée de peindre un tel
33tableau que des marins/ à la fois enfants
34et martyrs/ le voyant dans la cabine
35d’un bateau de pêcheurs d’Islande/ éprouveraient
36un sentiment de bercement leur rappelant
36aleur propre chant de nourrice_5
37Maintenant cela ressemble si l’on veut
38à une chromolithographie de bazar_
39Une femme vêtue de vert à cheveux orangé
40se détâche contre un fond vert à fleurs roses_
41'Maintenant ces disparates aiguës de rose
42cru/ orangé cru/ vert cru/ sont attendris
43par des bémols des rouges et verts.
44Je m’imagine ces toiles juste entre
45celles des tournesols – qui ainsi forment
46des lampadaires ou candelabres à côté/ de
47même grandeur; et le tout ainsi se compose de 7 ou
48de 9 toiles.–6
49(j’aimerais faire une répétition encore
50pour la Hollande si je peux ravoir
51le modèle)_
 1v:3
52Puisque nous avons toujours l’hiver, écoutez.
53Laissez moi tranquillement continuer mon
54travail/ si c’est celui d’un fou ma foi
55tant pis. Je n’y peux rien alors.
56Les hallucinations intolérables ont cependant
57cessé actuellement/ se réduisant à un
58simple cauchemar à force de prendre du bromure
59de potassium je crois.
60Traiter dans les détails cette question d’argent7
61m’est encore impossible/ cependant toutefois
62je désire justement la traiter jusqu’en
63detail et je travaille d’arrachepied du
64matin au soir pour te prouver (à moins
65que mon travail soit encore une hallucination)/
66pour te prouver que bien vrai nous sommes
67dans la trace Monticelli ici et/ ce qui plus
68est/ que nous avons une lumière sur notre
69chemin et une lampe devant nos pieds8
70dans le puissant travail de Brias de
71Montpellier qui a tant fait pour créer une école dans le midi_9
72Seulement ne t’épate pas absolument
73trop si pendant le mois prochain
74je serais obligé de
75te demander le mois en plein et l’extra
76relatif même compris.–
77Ce n’est en somme que de juste si dans
78des temps de production où je laisse toute ma  1r:4
79chaleur vitale j’insisterais sur ce qu’il
80faut pour quelques précautions à prendre_
81La différence de dépense n’est certes/ même pas
82dans des cas comme ça/ de ma part excessive_
83Et encore une fois/ ou bien enfermez moi
84tout droit dans un cabanon de fou/10 je
85ne m’y oppose pas en cas que je me trompe/ ou
86bien laissez moi travailler de toutes mes forces
87tout en prenant les précautions que je
88mentionne.
89Si je ne suis pas fou l’heure viendra où
90je t’enverrai ce que je t’ai dès le commencement
91promis_– Or ces tableaux peut être fatalement
92devront se disperser. mais lorsque
93toi pour un en verras l’ensemble de ce
94que je veux/ tu en recevras j’ose espérer
95une impression consolante.
96Tu as vu comme moi defiler dans
97la petite vitrine d’une maison d’encadrement
98de la rue Lafitte une partie de la
99collection Faure11 n’est ce pas. Tu as vu
100comme moi que ce lent défilé de toiles
101autrefois méprisées était étrangement
102intéressant_
103Bon_– Mon grand désir serait que
104toi tu eusses plus tôt ou plus tard une
105serie de toiles de moi lesquelles pourraient
106elles aussi defiler juste dans la même vitrine_
 2r:5
107Maintenant en continuant le travail d’arrache
108pied en fevrier et mars prochain j’aurai j’espère
109achevé les répétitions calmes d’un nombre
110d’études faites l’année dernière_ Et celles là/ avec
111certaines toiles que tu as déjà de moi ainsi
112que la moisson12 et le verger blanc/13 formeront
113une base passablement ferme. A cette
114même époque, pas plus tard que mars donc,
115nous pourrons régler ce qui est à régler
116à l’occasion de ton mariage.
117Mais fevrier et mars durant/ tout en
118travaillant je me considérerai encore
119comme malade et je te dis d’avance
120que ces deux mois-là il me faudra
121peutêtre prendre sur l’année 250 par
122mois.
123Tu comprendras peutêtre que ce
124qui me rassurerait en quelque sorte
125sur ma maladie et la possibilité de
126rechûte serait de voir que Gauguin et
127moi ne nous sommes pas épuisés la
128cervelle au moins pour rien mais
129qu’il en resulte de bonnes toiles.
130Et j’ose espérer qu’un jour tu verras qu’en
131restant droit à présent et calme juste
132sur la question d’argent – il sera impossible
133dans la suite d’avoir mal agi envers les Goupil_  2v:6
134Si indirectement certes par ton intermédiaire
135'j’ai mangé du pain de chez eux –
136directement me demeurera mon integrite
137dans ce cas.–14
138Alors loin de demeurer encore plus ou moins
139toujours gênés l’un envers l’autre à cause
140de ça nous pourrons nous ressentir
141frères encore davantage après que cela sera reglé.
142Tu auras été pauvre tout le temps
143pour me nourrir mais moi je rendrai
144l’argent ou je rendrai l’âme_
145Maintenant viendra ta femme qui
146a bon coeur pour nous rajeunir un
147peu/ nous autres vieux.
148Mais ceci j’y crois que toi et moi
149aurons encore des successeurs dans les
150affaires et qu’alors que juste au moment où
151la famille financièrement parlant nous
152abandonnait à nos propres ressources
153ce sera encore nous qui n’aurons pas
154bronchés.–15
155Ma foi qu’après la crise vienne.....
156Ai je donc tort là-dedans?
157Allez, tant que la terre actuelle durera/
158tant aura-t-il des artistes et des marchands
159de tableaux/ surtout de ceux qui seront
160comme toi apôtres en même temps.  2v:7
161Et si jamais nous ayons nos aises/ au moins
162tout en etant peutêtre des vieux fumeurs
163juifs/ nous aurons travaillé droit devant
164nous et n’aurons pas oublié tant que
165cà les chôses de coeur pour avoir un peu
166calculé.–
167'C’est vrai ce que je te dis: S’il n’est pas
168absolument nécessaire de m’enfermer
169dans un cabanon alors je suis encore
170bon pour payer au moins en marchandise
171ce que je puis être censé de devoir_
172Puis, mon cher frère, nous avons
17389. de cela toute la France en a frémi
174et nous autres vieux hollandais avec/
175du même coeur_
176Gare au 93/ peutêtre me diras-tu_16
177Hélas cela c’est un peu vrai et cela étant
178restons dans les tableaux_
179En terminant je dois encore te dire que le
180commissaire central de police est hier venu
181très amicalement me voir.17 Il m’a dit
182en me serrant la main que si jamais j’avais
183besoin de lui je pourrais le consulter en ami_
184Ce à quoi je suis loin de dire non et je
185pourrai bientôt être justement dans ce cas-là
186s’il s’élèverait des difficultés pour la maison.–
187J’attends venir le moment de payer mon
188mois pour intervieuwer le gerant ou le proprietaire
189dans le blanc des yeux.18
 2r:8
190'Mais pour me foutre dehors ils l’auraient
191plutôt dans le cul à cette occasion ci au moins_
192Que veux tu/ nous nous sommes emballés pour
193les impressionistes/ or en tant que quant à
194moi je cherche à finir les toiles qui indubitablement
195m’y garantiront ma petite place que j’y ai
196prise.
197Ah. l’avenir de cela... mais du moment
198que le père Pangloss nous assure que tout
199va toujours pour le mieux dans le meilleur des
200mondes19 – pouvons nous en douter.–
201Ma lettre est devenue plus longue que je ne l’intentionnais/
202peu importe – le principal est que je demande
203cathegoriquement deux mois de travail
204avant de me régler ce qui sera à
205régler à l’époque de ton mariage.
206Après toi et ta femme fonderont une maison
207de commerce à plusieurs générations dans
208le renouveau_ Vous ne l’aurez pas commode.
209Et cela reglé moi je ne demande qu’une
210place de peintre employé tant qu’il y aura
211au moins de quoi s’en payer un.
212Le travail justement me distrait. Et il faut que
213je prenne des distractions – hier j’ai été au Folies
214arlesiennes/ le theâtre naissant d’ici – cela a eté
215la première fois que j’ai dormi sans cauchemar grave_
216On donnait – (c’était une societé littéraire provençale)
217ce qu’on appelle un Noel ou Pastourale/
218une reminiscence du théâtre moyen age chretien_
219C’etait très étudié et cela doit leur avoir coûté
220de l’argent.–
 3r:9
221naturellement cela représentait la naissance
222du Christ/ entremêlé de l’histoire burlesque
223d’une famille de paysans provencaux ébahis.
224Bon – ce qui était épatant comme une
225eau forte de Rembrandt – c’etait la
226vieille paysanne/ juste une femme
227comme serait Mme Tanguy/ au cerveau
228en silex ou pierre de fusil/ fausse/ traitre/ folle/
229tout cela se voyait, dans la pièce, précedemment.
230Or celle là, dans la piece, ammenée
231devant la crêche mystique – de sa
232voix chévrotante se mettait à chanter et puis
233la voix changeait/ changeait de sorcière
234en ange et de voix d’ange en voix d’enfant
235et puis la réponse par une autre voix/
236celle là ferme et vibrante chaudement, une
237voix de femme, derrière les coulisses.
238Cela c’était épatant/ épatant. Je te dis/
239les ainsi nommés “félibres” s’étaient
240d’ailleurs mis en frais.–20
241Moi avec ce petit pays ci j’ai pas besoin
242d’aller aux tropiques du tout_
243Je crois et croirai toujours à l’art
244à créer aux tropiques et je crois
245qu’il sera merveilleux, mais enfin  3v:10
246personellement je suis trop vieux et
247(surtout si je me faisais mettre une oreille
248en papier maché) trop en carton pour
249y aller.
250Gauguin le fera-t-il_– Ce n’est
251pas nécessaire. Car si cela doit se
252faire cela se fera tout seul.
253Nous ne sommes que des anneaux dans
254la chaine.
255Ce bon Gauguin et moi au fond du
256coeur nous comprenons et si nous
257sommes un peu fous, que soit, ne
258sommes nous pas un peu assez
259profondément artistes aussi pour
260contrecarrer les inquiétudes
261à cet égard par ce que nous disons
262du pinceau_
263Tout le monde aura peutêtre un jour
264la nevrose, le horla,21 la danse de St_ Guy22 ou
265autre chôse.–
266Mais le contrepoison n’existe t-il pas?
267dans Delacroix/ dans Berlioz & Wagner?23
268Et vrai notre folie artistique à nous autres tous/
269je ne dis pas que surtout moi je ne n’en
270sois pas atteint jusqu’à la moelle_
271Mais je dis et maintiendrai
272que nos contrepoisons et consolations
273peuvent avec un peu de bonne volonté
274etre considérés comme
275amplement prévalents.
277Voir l’esperance de Puvis de Chavannes.24

275*t. à t.
276Vincent


41 aiguës < aigues
135 eux – < eux
167 dis: < dis
190 l’auraient < en auraient
259-260 pour < pour pour
top