merci de ta bonne lettre ainsi que du billet de 50 francs qu’elle contenait. Répondre à toutes tes questions, le peux tu toi-même, dans ce moment je ne m’en sens pas capable. Je veux bien réflexion faite chercher une solution mais il faut que je relise encore ta lettre &c.
Mais avant de discuter ce que je dépenserais ou ne depenserais pas pendant toute une anée, cela nous mettrait peut-être sur une voie de revoir un peu rien que le mois actuel, courant.1
Dans tous les cas cela a été lamentable tout à fait et certes je me compterais heureux si enfin tu eusses un peu l’attention sérieuse pour ce qui en est et en a été si longtemps.
Mais que veux tu, c’est malheureusement compliqué de plusieurs façons, mes tableaux sont sans valeur, ils me coutent il est vrai des dépenses extraordinaires, même en sang et cervelle peutêtre parfois. Je n’insiste pas et que veux tu que je t’en dise. Revenons toujours au mois actuel et ne parlons que de l’argent.–
Le 23 decembre il y avait encore en caisse un louis et 3 sous.2 Ce même jour j’ai reçu de toi le billet de 100 francs.
Voici les dépenses
Donné à Roulin pour payer à la femme de ménage3
son mois de Décembre 20 francs.
ainsi que 1re quinzaine Janvier 10 ,,
fr
30
.-
Payé
à l’hopital
21
,,
aux infirmiers qui m’avaient pansé
10
En revenant ici payé une table, un réchaud à gaz &c. qui m’avait eté prêté et que j’ai pris alors à compte.
20
Payé pour faire blanchir toute la literie, le linge ensanglanté &c.
12
,50
Divers achats comme une douzaine de brosses, un chapeau &c. &c. mettons
10
______
103,50
Nous sommes ainsi déjà arrivé le jour ou le lendemain de ma sortie de l’hopital à un déboursement forcé de ma part de 103.50. ce à quoi il faut encore ajouter qu’alors le premier jour
1v:2 j’ai été diner avec Roulin au restaurant joyeusement, tout à fait rassurés et ne redoutant pas une nouvelle angoisse.4 Enfin le resultat de tout cela fut que vers le 8 j’étais à sec. Mais un ou deux jours après j’ai emprunté 5 francs. Nous en étions à peine au dix. J’éspérais vers le dix une lettre de toi, or cette lettre n’arrivant qu’aujourd’hui 17 janvier, l’intervalle a été un jeûne des plus rigoureux, à plus forte raison douloureux que mon rétablissement ne pouvait se faire dans ces conditions-là.
J’ai néamoins repris le travail et j’ai déjà 3 études faites à l’atelier5 plus le portrait de M. Rey que je lui ai donné en souvenir.–6
Il n’y a donc pas cette fois non plus encore aucun mal plus grave qu’un peu plus de souffrance et d’angoisse relative. Et je conserve tout bon espoir. Mais je me sens faible et un peu inquiet et craintif.
Ce qui se passeraa j’espère en reprenant mes forces.
Rey m’a dit qu’il suffisait d’être très impressionable pour avoir eu ce que j’avais eu quant à la crise et que actuellement je n’étais qu’anémique mais que réellement je devais me nourir. Mais moi j’ai pris la liberté de dire à M. Rey que si actuellement pour moi la première question avait été de reprendre mes forces, si par un grand hasard ou malentendu justement il m’était encore arrivé un jeûne rigoureux d’une semaine, si dans de pareilles circonstances il aurait déjà vu beaucoup de fous passablement tranquilles et capables de travailler – et sinon qu’il daignerait alors s’en souvenir à l’occasion que provisoirement moi je ne suis pas encore fou.–
Maintenant dans ces payements faits, considérant que toute la maison était dérangée par cette aventure et tout le linge et mes habits souillés, y a-t-il dans ces dépenses rien d’indu, d’extravagant ou d’exagéré. Si aussitôt en rentrant j’ai payé ce qui était dû à des gens à peu près aussi pauvres que moi-même, y a-t-il erreur de ma part ou ai je pu économiser
1v:3 davantage.
Maintenant aujourd’hui le 17, je reçois 50 francs enfin. Là-dessus je paye d’abord les 5 francs empruntés au cafetier7 plus 10 consommations prises dans le courant de cette derniere semaine à crédit,
ce qui fait
fr.
7.50
je dois payer encore du linge rapporté de l’hôpital et puis de cette semaine écoulée et reparation de souliers et d’un pantalon certes ensemble quelque chose comme
5
Bois et charbon encore à payer de Decembre et à reprendre pas moins de
4
Femme de ménage 2me quinzaine Janvier
10
_____
26.50
Net il me restera demain matin lorsque j’aurai soldé ce montant fr. 23.50
Nous sommes le 17, il reste 13 jours à faire.
Demande,b combien pourrai je dépenser par jour.– Il y a ensuite à ajouter que tu as envoyé 30 francs à Roulin sur lesquels il a payé les 21.50 de loyer de Decembre.8
Voilà, mon cher frère, le compte du mois actuel. Il n’est pas fini.
Nous abordons maintenant des dépenses qui t’ont été occasionnées par un télégramme de Gauguin que je lui ai déjà assez formellement reproché d’avoir dépêché.9
Les dépenses ainsi faites de travers sont elles inférieures à 200 francs?
Gauguin lui-même prétend-il qu’il a fait là des manoeuvres magistrales?
Ecoutez je n’insiste pas davantage sur l’absurdité de cette démarche. Supposons que moi j’etais tout ce qu’on voudra d’égaré, pourquoi alors l’illustre copain n’etait il pas plus calme............... Je n’insisterai pas davantage sur ce point.
Je ne saurais assez te louer d’avoir payé Gauguin d’une telle façon qu’il ne saurait que se louer des rapports qu’il a eu avec nous.–
Cela, voilà encore malencontreusement une dépense peutetre plus forte que de juste mais enfin là j’entrevois une espérance.
Ne doit-il pas lui, ou au moins ne devrait-il pas un peu commencer à voir que nous n’étions pas ses exploiteurs mais qu’au contraire on y tenait de lui sauvegarder l’existence, la possibilité de travail et........ et... l’honnêteté.
Si cela est au-dessous des prospectus grandioses d’associations d’artistes (qu’il a proposés et auquels il tient toujours) de la façon que tu sais, si cela est au-dessous de ses autres chateaux en Espagne10 –
Pourquoi alors ne pas le considérer comme irresponsable des douleurs et dégats qu’inconsciemment tant à toi qu’à moi il aurait pu dans son aveuglement nous causer. Si actuellement encore cette thèse-là te paraîtrait trop hardie – je n’insiste pas – mais attendons.–
Il a eu des antécédents dans ce qu’il appelle “la banque à Paris” et se croit malin là-dedans.... Peutêtre de ce côté-là toi et moi sommes décidemment peu curieux.–
Quand même ceci se trouve pas tout à fait en désaccord avec certains passages de notre correspondance antérieure.
Si Gauguin était à Paris pour un peu bien s’étudier ou se faire étudier par un médecin spécialiste, ma foi je ne sais trop ce qui en résulterait.11
Je lui ai vu faire à diverses reprises des chôses que toi ou moi ne nous permettrions pas de faire, ayant des consciences autrement sentant – j’ai entendu deux ou trois chôses qu’on disait de lui dans ce même genre – mais moi qui l’ai vu de très très près, je le crois entraîné par l’imagination, par de l’orgueil peut-être mais – – assez irresponsable.– Cette conclusion-là n’implique pas que je te recommande beaucoup de l’écouter en toute circonstance. Mais dans l’occasion du règlement de son compte je vois que tu a agi avec une conscience supérieure et alors je crois que nous n’avons rien à craindre d’être induits dans des erreurs de “banque de Paris” par lui. Mais lui.... ma foi qu’il fasse tout ce qu’il veuille, qu’il aye ses indépendances????? (de quelle façon considère-t-il son caractère indépendant), ses opinions... et qu’il aille son chemin, du moment qu’il lui semble qu’il le sache mieux que nous.–
Je trouve assez étrange qu’il me réclame un tableau de tournesols en m’offrant en échange je suppose ou comme cadeau quelques études qu’il a laissé ici. Je lui renverrai ses etudes – qui probablement auront pour lui des utilités qu’elles n’auraient aucunement pour moi.
Mais pour le moment je garde mes toiles ici et categoriquement je garde moi mes tournesols en question.12
Il en a déjà deux, que cela lui suffise.– Et s’il n’est pas content de l’échange fait avec moi il peut reprendre sa petite toile de la Martinique et son portrait qu’il m’a renvoyé de Bretagne en me rendant de son côté et mon portrait et mes deux toiles de tournesols qu’il a prises à Paris.–13 Si donc jamais il réabordera ce sujet ce que je dis est clair assez.
Comment Gauguin peut il prétendre avoir craint de me déranger par sa présence alors qu’il saurait difficilement nier qu’il a su que continuellement je l’ai demandé et qu’on le lui a dit et redit que j’insistais à le voir à l’instant.
Justement pour lui dire de garder cela pour lui et pour moi sans te déranger toi.– Il n’a pas voulu écouter.
Cela me fatigue de récapituler tout cela et de calculer et recalculer des chôses de ce genre.
J’ai essayé dans cette lettre de te montrer la différence qu’il y existe entre mes dépenses nettes et venant directement de moi et celles dont je suis moins responsables. J’ai été désolé de ce que juste à ce moment tu eusses ces dépenses qui ne profitaient à personne.
Que sera la suite, je verrai à fur et à mesure que je reprendrai mes forces si ma position est tenable. Je redoute tant un changement ou déménagement justement à cause de nouveaux frais. Jamais je peux depuis assez longtemps tout à fait reprendre
2v:7 haleine. Je ne lache pas le travail parceque par moments il marche et je crois avec patience justement arriver à ce resultat de pouvoir recouvrir par des tableaux faits les dépenses antérieures.
Roulin va partir et cela déjà le 21, il va être employé à Marseille.
l’augmentation de salaire est minime et il va etre obligé de quitter pour un temps sa femme et ses enfants qui ne pourront le suivre que beaucoup plus tard à cause de ce que les dépenses de toute une famille seraient plus lourdes à Marseille.14
C’est un avancement pour lui mais c’est une consolation bien bien maigre que donne ainsi le gouvernement à un tel employé après tant d’années de travail.
Et au fond je crois qu’ils demeurent lui comme sa femme bien bien navrés. Roulin m’a bien souvent tenu compagnie pendant cette dernière semaine.
Je suis tout à fait d’accord avec toi sur ce que nous ne devons pas nous mêler des questions de medecins qui ne nous regardent aucunement.
Justement puisque tu avais écrit à M. Rey un mot qu’à Paris tu l’introduirais, j’ai cru comprendre chez Rivet.
Je n’ai pas cru faire rien de compromettant en disant moi à M. Rey que s’il irait à Paris cela me ferait grand plaisir s’il voulait emporter un tableau en souvenir de moi à M. Rivet.15
Je n’ai naturellement pas parlé d’autre chôse mais ce que j’ai dit c’est que moi je regretterais toujours de ne pas être médecin et que ceux qui croient que la peinture est belle feraient bien de n’y voir qu’une étude de la nature.
Cela demeurera quand même dommage que Gauguin et moi aient peutetre lâché trop vite la question de Rembrandt et de la lumière que nous avions entamée.
De Haan et Isaacson sont ils toujours là, qu’ils ne se découragent pas.–
Après ma maladie j’ai eu naturellement l’oeil très très sensible. J’ai re regardé le croquemort de de Haan dont il a bien voulu m’envoyer la photographie.–16 Eh bien il me semble qu’il y a du vrai esprit de Rembrandt dans cette figure-là qui semble éclairée par le reflet d’une lumière émanante du tombeau ouvert devant lequel demeure somnambule le dit croquemort.– Cela y est d’une façon très subtile. Moi je ne laboure pas la question par le moyen du fusain et lui de Haan a pris pour moyen d’expression justement ce fusain qui est encore une matière incolore.
Je voudrais bien que de Haan voie une étude de moi d’une chandelle allumée et deux romans (l’un jaune, l’autre rose) posees sur un fauteuil vide (justement le fauteuil de Gauguin), toile de 30 en rouge et vert.17 Je viens de travailler encore aujourd’hui au pendant, ma chaise vide à moi, une chaise de bois blanc avec une pipe et un cornet de tabac.18 Dans ces deux etudes comme dans d’autres j’ai moi cherché un effet de lumière avec de la couleur claire – de Haan comprendrait probablement ce que je cherche si tu lui lis ce que je t’écris à ce sujet.–
Quelque longue que soit maintenant cette lettre dans laquelle j’ai cherché à analyser le mois et dans laquelle je me plains un peu de l’étrange phenomène que Gauguin aie préféré ne pas me reparler tout en s’éclipsant, il me reste à y ajouter quelques mots d’appréciation.
Ce qu’il a de bon c’est qu’il sait à merveille diriger la dépense de jour en jour.19
Alors que moi je suis souvent absent, préoccupé d’arriver à bonne fin –
Lui a davantage que moi pour l’argent l’équilibre de la journée même.
Mais son faible est que par une ruade et des écarts de bête il dérange tout ce qu’il rangeait.
Or reste-t-on à son poste une fois qu’on l’a pris ou le déserte-t-on. Je ne juge personne là-dedans espérant moi-même ne pas être condamné dans des cas où les forces me manqueraient. Mais si Gauguin a tant de vertu réelle et tant de capacités de bienfaisance, comment va-t-il s’employer? Moi j’ai cessé de pouvoir suivre ses actes et je m’arrête silencieusement avec un point d’interrogation cependant.
Je prends peutetre toutes ces chôses trop à coeur et j’en ai peutetre trop de tristesse.– Gauguin a-t-il jamais lu Tartarin sur les Alpes et se souvient-il de l’illustre copain Tarasconais de Tartarin qui avait un telle imagination qu’il avait du coup imaginé toute une Suisse imaginaire?
Se souvient-il du noeud dans une corde retrouvé en haut des Alpes après la chute.21
Et toi qui désire savoir comment etaient les choses, as tu deja
3v:11 lu le Tartarin tout entier.–
Cela t’apprendrait passablement à reconnaître Gauguin.
C’est très serieusement que je t’engage à revoir ce passage dans le livre de Daudet.–
As tu lors de ton voyage ici pu remarqué l’étude que j’ai peinte de la diligence de Tarascon, laquelle comme tu sais est mentionnée dans Tartarin chasseur de lions.22
Et puis te rappelles tu Bompard dans Numa Roumestan et son heureuse imagination.–
Voilà ce qui en est, quoique d’un autre genre, Gauguin a une belle et franche et absolument complète imagination du midi, avec cette imagination-là il va agir dans le nord! Ma foi on en verra peutetre encore de drôles!
Et disséquant maintenant en toute hardiesse rien ne nous empêche de voir en lui le petit tigre Bonaparte de l’impressionisme en tant que.....23 je ne sais trop comment dire cela, son éclipse mettons d’Arles soit comparable ou paralèle au Retour d’Egypte du petit caporal sus mentionné, lequel aussi s’est après rendu à Paris. et qui toujours abandonnait les armees dans la dêche.24
Heureusement Gauguin, moi et autres peintres ne sommes pas encore armées de mitrailleuses et autres très nuisibles engins de guerre. Moi pour un suis bien decidé à chercher à ne rester armé que de ma brosse et de ma plume.–
à grands cris Gauguin m’a néamoins réclamé dans sa derniere lettre “Ses masques et gants d’armes” cachés dans le petit cabinet de ma petite maison jaune.–25
Je m’empresserai de lui faire parvenir par collis postal ces enfantillages-là. Espérant que jamais il ne se servira de chôses plus graves.
Il est physiquement plus fort que nous, ses passions aussi doivent être bien plus fortes que les nôtres. Puis il est père d’enfants puis il a sa femme et ses enfants dans le Danemark26 et il veut simultanement aller tout à l’autre bout du globe à la Martinique. C’est effroyable tout le vice versa de désirs et de besoins incompatibles que cela doit lui occasionner. Je lui avais osé assurer que s’il se fut tenu tranquille avec nous autres, travaillant ici à Arles sans perdre de l’argent, en gagnant puisque tu t’occupais de ses tableaux, sa femme lui aurait certes écrit et aurait approuvé sa tranquilité. Il y a meme encore plus, il y a qu’il a été souffrant et malade gravement et qu’il s’agissait de trouver et le mal et le remède. Or ici ses douleurs avaient déjà cessés. Suffit pour aujourd’hui.
As tu l’adresse de Laval, l’ami de Gauguin. tu peux dire à Laval que je suis tres étonné que son ami Gauguin n’aie pas emporté pour le lui remettre un portrait de moi que je lui destinais.27 Je te l’enverrai maintenant à toi et tu pourras le lui faire avoir. J’en ai un autre nouveau pour toi aussi.28 Merci encore de ta lettre. je t’en prie tâche de songer que ce serait reellement impossible de vivre 13 jours des fr 23.50 qui vont me rester, avec 20 francs que tu enverrais semaine prochaine je chercherai à parvenir.
Poignee de main, je relirai encore ta lettre et t’ecrirai bientot sur les autres questions.