encore avant de recevoir (à l’instant même) ta bonne lettre, j’avais reçu ce matin de la part de ta fiancée une lettre de faire part.1 Aussi lui ai-je déjà adressé en réponse mes sincères félicitations ainsi que je te les repète à toi par la présente.
Ma crainte que mon indisposition n’empechât ton voyage si nécessaire et par moi tant et depuis si longtemps espéré – cette crainte ayant maintenant disparue je me ressens tout à fait normal.
Ce matin j’ai été encore me faire panser à l’hospice et me suis promené pendant une heure et demie avec l’interne2 et nous avons causé un peu de tout, même d’histoire naturelle.
Ce que tu me dis de Gauguin me fait énormement plaisir c.à.d. qu’il n’aie pas abandonné son projet de retourner aux tropiques. C’est là pour lui le chemin droit. Je crois voir clair dans son plan et l’approuve de grand coeur. Naturellement je le regrette mais tu conçois que pourvu que ca marche bien pour lui c’est tout ce qu’il me faut.
Si tu peux le faire cause un peu à C.M. de l’avenir de son affaire et que son fils pourra la continuer, pourvu que C.M. lui-même fasse tout son devoir en tant que quant à t’écouter et à mettre ensemble son fils et toi.3 C.M. doit tenir quand même à la continuation de la maison fondée par lui – n’a-t-il pas introduit en Hollande justement des artistes qui n’étaient pas avec les Goupil, &c. &c.4
Puis Tersteeg doit admettre les impressionistes ou au moins croire à Eug. Delacroix et puis Tersteeg et toi se donnant la main seraient une grande force avec laquelle Boussod aurait à compter.
N’oublie pas la leçon d’anatomie pour M. Rey.6 Lui m’a dit déjà avant ce matin qu’il aime la peinture tout en ne la connaissant pas et qu’il désirerait apprendre. Je lui ai dit qu’il doit se mettre amateur1v:3 mais qu’il ne doit pas chercher à faire de la peinture lui-même. Cela fait que peut-être nous trouverons 2 amis médecins ici, Rey et le docteur parisien duquel je t’ai déjà précédemment parlé.7
Je leur ai dit que Brias de Montpellier8 a un certain trait de famille avec nous autres et que donc nous ne faisons que continuer dans le midi ce que Monticelli, ce que Brias ont commencé.
J’ai eu en sortant de l’hospice pas mal de chôses à payer et tout en n’étant pas du tout pressé pour quelques jours, il me serait agréable si tu pourrais d’ici quelques jours m’envoyer une cinquantaine de francs.
Le défaut de calcul du copain Gauguin était selon moi que lui a un peu trop l’habitude de s’aveugler sur les frais inévitables de loyer de maison, de femme de ménage et un grand tas de chôses terrestres de ce genre.– Or toutes ces chôses-là pèsent un peu sur notre dos à nous autres. Mais une fois que nous les supportons d’autres artistes pourraient loger avec moi sans avoir ces charges-là.
On vient de m’avertir que dans mon absence le propriétaire de ma maison ici aurait fait un contrat avec un bonhomme qui a un bureau de tabac, pour me mettre à la porte et pour lui donner, à ce marchand de tabac-là, la maison.9
Cela m’inquiète médiocrement car je ne suis pas trop disposé à me faire mettre à la porte de cette maison presqu’honteusement alors que c’est moi qui l’ai fait repeindre en dedans et en dehors et qui y ai fait mettre le gaz &c., en somme qui ai rendu habitable une maison qui avait été fermée et inhabitée depuis assez longtemps et que j’ai prise dans un bien triste état.– Cela pour t’avertir que peutêtre par exemple à Paques, si le propriétaire persiste, je te demanderai conseil là-dedans et que je ne me considère en tout cela qu’un gérant pour défendre les interêts de nos amis les artistes.
d’ici là d’ailleurs il est plus que probable qu’il y coulera de l’eau sous le pont. Et le principal c’est de ne pas s’en inquiéter.
Bernard t’a-t-il déjà rendu le livre de Silvestre10 – j’aurai besoin du titre exact pour faire lire ce livre aux médecins en question.
Physiquement je vais bien, la blessure se ferme très bien et la grande perte de sang s’équilibre puisque je mange et digère bien. Le plus redoutableserait l’insomnie et le médecin ne m’en a pas parlé, ni moi je ne lui en ai pas encore parlé pas non plus. Mais je la combats moi-même.
2r:5 Cette insomnie je la combats par une dose très très forte de camphre dans mon oreiller et mon matelas et si jamais toi-même ne dormais pas je te recommande cela.11 Je redoutais beaucoup de coucher seul dans la maison et j’ai eu inquiétude de ne pas pouvoir dormir mais cela s’est bien passé et j’ose croire que cela ne reparaîtra pas.
La souffrance de ce côté-là à l’hôpital a été atroce et cependant dans tout cela étant bien plus bas qu’évanoui je peux te dire comme curiosité que j’ai continué à penser à de Gas.12
Gauguin et moi avions causé auparavent de de Gas et j’avais fait remarquer à Gauguin que de Gas avait dit ceci:... “Je me reserve pour les Arlésiennes”.
Or toi qui sais combien de Gas est subtil, de retour à Paris dis un peu à de Gas que je t’avoue que jusqu’à présent j’ai été impuissant à les peindre désempoisonnées,a les femmes d’Arles, et qu’il ne doit pas croire Gauguin si Gauguin dit du bien avant l’heure
2v:6 de mon travail qui ne s’est fait que maladivement.13
Or si je me refais je dois recommencer et ne pourrai pas atteindre de nouveau ces sommets où la maladie m’a imparfaitement entrainé.
J’aurais bien le désir de donner encore une fois un tableau à Rivet14 justement parceque je suis bien d’accord avec toi qu’il serait bien de mettre M. Rey en rapport avec Rivet.
Mais tu pourrais bien dire à Rivet qu’il serait bon de renvoyer M. Rey ici à l’hospice avec son brevet de docteur qu’il va chercher. Il est très très utile ici et on aura bigrement besoin de médecins ici à Arles encore dans la suite tant que le cholera et la peste &c. demeurent si menacants du côté de Marseille.15 Or Rey est né ici et ne vaudrait rien à Paris ou ailleurs tandis qu’une fois muni du plein pouvoir medical de Paris,
2v:7 en temps de calamité il fera ici de vrais miracles.
Bien sûr nous n’avons pas le droit de nous mêler de la question de médecine, seulement Rivet lui-même sera peutêtre de la même opinion en tant que quant à ce qui est de sentir qu’un Arlésien n’est pas un Parisien et vice versa.
Est ce que tu as passé par Breda,16 je suis naturellement porté à le supposer. Rassure surtout la mère à mon égard.
As tu vu le portrait de moi qu’a Gauguin17 et as tu vu le portrait que Gauguin a fait de soi juste dans les derniers jours.18
Si tu comparais ce portrait que Gauguin a fait de soi alors, avec celui que j’ai encore de lui, qu’il m’a envoyé de Bretagne en échange du mien, tu verrais que personellement il s’est en somme tranquilisé ici.–19
Qu’ont fait de Haan et Isaäcson. J’avais vaguement espéré un jour les voir ici dans le cas où Gauguin lui-même aurait demeuré plus longtemps avec moi et même dans cette vue-là j’avais loué deux petites chambres qui devenaient vacantes dans la maison qu’actuellement j’ai en entier (le loyer est de fr. 21.50 par mois). Je n’ose plus insister là-dessus vu le départ de Gauguin, surtout considerant que le voyage dans le midi coute assez cher. Enfin dis leur toujours bien des chôses de ma part lorsque tu les reverras.
Roulin te dit bien le bonjour, il était tres satisfait de ce que tu parles de lui dans ta lettre d’aujourd’hui et il merite cela d’ailleurs amplement.
Poignée de main et naturellement tu sentiras combien je te souhaite de bonnes journées avec ta fiancée.