1r:1
Mon cher Theo,
Peutêtre je ne t’ecrirai pas une bien longue lettre aujourd’hui mais dans tous les cas un mot pour te faire savoir que je suis rentré chez moi aujourd’hui. Combien je regrette que tu te sois dérangé pour si peu de chôse, pardonnez le moi qui en somme en suis probablement la cause première. J’ai pas prévu que cela aurait la conséquence qu’on t’en parlerait. Suffit.
Monsieur Rey est venu voir la peinture avec deux de ses amis médecins1 et eux comprennent au moins bigrement vite ce que c’est que des complémentaires. Maintenant je compte faire le portrait de M. Rey et possible d’autres portraits dès que je me serai un peu réhabitué à la peinture.2
Merci de ta dernière lettre, certes je te sens toujours présent mais de ton côté saches aussi que je travaille à la même chôse que toi-même.
 1v:2
Ah comme je désirerais que tu eusses vu le portrait de Brias par Delacroix et tout le musée de Montpellier où Gauguin m’a mené.3 Comme on a déjà travaillé dans le midi avant nous. Vrai, il m’est assez difficile de croire que nous nous soyons devoyés tant que ça.
Pour ce qui est du pays chaud – ma foi involontairement je songe à un certain pays dont parle Voltaire – et sans compter même les simples chateaux en Espagne.4 Ce sont là les pensées qui me viennent en rentrant chez moi.
Je suis très desireux de savoir comment vont les Bonger et si les rapports avec eux se maintiennent, ce que j’espère.
Si tu le trouves bien – Gauguin parti – nous remettrons le mois à 150 fr. je crois que je verrai  1v:3 encore ici des jours plus calmes que ne l’était l’annee écoulée. Ce dont j’aurai grand besoin pour mon instruction c’est de toutes les reproductions des tableaux de Delacroix que l’on peut encore avoir dans cette maison où l’on vend à je crois 1 franc les lithographies artistes anciens & modernes &c.5 Je ne veux pas les plus chères décidemment.
Comment vont nos amis Hollandais de Haan et Isaacson? Dis leur bien le bonjour de ma part.
Je crois seulement que nous devons encore nous tenir tranquille pour ma peinture à moi. Si tu en veux certes je peux déjà t’en envoyer mais lorsque le calme me reviendra j’espère faire autre chôse.
Toutefois pour les Indépendants6 fais comme bon te semblera et comme feront les autres.
 1r:4
Mais tu n’as pas d’idée combien je regrette que ton voyage en Hollande ne se soit pas encore fait.7 Enfin nous ne pouvons rien changer aux faits mais ratrappe toi par la correspondance ou comme tu pourras autant que possible et dites aux Bonger combien je regrette d’avoir peutêtre involontairement causé du retard. J’ecris à la mère et à Wil de ces jours ci, je dois également écrire à Jet Mauve.8
Ecris moi bientôt et sois tout à fait rassuré sur ma santé, cela me guérira complètement de savoir que cela marche bien pour toi. Que fait Gauguin? Sa famille etant dans le nord,9 lui ayant été invité d’exposer en Belgique et ayant présentement du succes à Paris,10 j’aime à croire qu’il a trouvé sa voie. Bonne poignée de main, je suis quand même passablement heureux que cela soit une chôse passée. Encore une fois vigoureuse poignee de main.

t. à t.
Vincent

 2r:5
Mon cher frère, j’espère que cela ne t’épatera pas trop que tout en t’ayant écrit ce matin j’y ajoute encore quelques mots ce soir même. Car il y a eu plusieurs jours que je n’ai pas pu écrire mais tu vois bien que cela est passé maintenant.
J’ai écrit un mot à la mère et à Wil que j’ai adressé à la soeur dans le seul but de les tranquiliser pour le cas où tu aurais dit un mot de ce que j’avais été malade.11 Dis leur de ton côté simplement que j’ai été un peu malade comme dans le temps lorsque j’ai eu la chaude pisse à la Haye et que je me suis fait soigner à l’hospice.12 Seulement que cela ne vaut pas la peine d’en parler puisque j’en ai été quitte pour la peur et que je n’ai été à l’hospice susdit ou susmentionné que quelques jours. De cette façon tu te trouveras sans doute d’accord avec le petit mot que je leur ai fait avaler là-bas à la maison en Hollande.
 2v:6
Et ainsi faisant il leur sera passablement difficile de se faire du mauvais sang pour cela.– Enfin ils s’imagineront que j’ai presque eu la chaude pisse. J’espère que tu trouveras cet arrangement-là innocent assez.–
Egalement tu pourras voir par là que je n’ai pas encore oublié de blaguer quelquefois.
Je vais me remettre au travail demain, je commencerai à faire une ou deux natures mortes pour retrouver l’habitude de peindre.
Roulin a été excellent pour nous et j’ose croire que cela restera un ami solide dont j’aurai encore assez souvent besoin car il connait bien le pays.
Nous avons diné ensemble aujourd’hui.13
Si jamais tu veux rendre l’interne Rey très heureux voici ce qui lui ferait bien plaisir:  2v:7 il a entendu parler d’un tableau de Rembrandt, la lecon d’anatomie. Je lui ai dit que nous lui en procurerions la gravure pour son cabinet de travail.14 Aussitot que je me sentirai un peu en force j’espère faire son portrait.
Dimanche dernier j’ai rencontré un autre médecin qui au moins theoriquement est au courant de ce qu’est Delacroix, Puvis de Chavannes et qui est très curieux pour connaitre l’impressionisme.
J’ose espérer de faire plus amplement connaissance.15
Je crois que cette gravure de la lecon d’anatomie est du fonds de François Buffa & fils et que le prix net doit etre de 12 à 15 francs. il faudrait la faire encadrer ici pour éviter frais de transport.
Je t’assure que quelques jours à l’hopital étaient tres intéressants et on apprend peutêtre à vivre des malades.
J’espère que je n’ai eu qu’une simple toquade d’artiste et puis beaucoup de fievre à la suite d’une perte de sang tres considérable, une artère ayant été coupée.16
 2r:8
mais l’apetit m’est revenu immediatement, la digestion va bien et le sang se refait de jour en jour et ainsi de jour en jour la serenité me revient pour la tête.
Je te prie donc d’oublier de parti pris deliberé ton triste voyage et ma maladie.
La peinture est le métier que tu sais et bigre nous n’avons peutêtre pas tort de chercher à garder notre coeur humain.
Tu vois que je fais ce que tu m’as demandé, que je t’ecris ce que je sens et ce que je pense. De ton côté poursuis avec calme cette rencontre avec les Bonger, j’espère que cela se maintiendra comme amitie solide et que peutetre c’est même plus.
Si je reste ici c’est parceque pour le moment je ne saurais peutêtre pas me transplanter. Au bout de quelque temps nous pouvons revoir le pour et le contre de la situation et refaire les calculs.
Je te serre bien la main.

t. à t.
Vincent

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