1r:1
11 Décembre.

Mon cher Ami,
Je suis resté si longtemps sans vous écrire, que je sens le besoin de vous dire mille choses pour me faire pardonner mon silence. Cependant je commence en vous priant d’agréer mes excuses. Depuis mon arrivée ici,1 j’ai fait et je continue à faire un métier de nègre, c’est ainsi que de six heures du matin à 4 hres ½ du soir, je sors à peine de la caserne le temps de déjeuner,  1v:2 tout ce temps se passe debout, au grand soleil, à crier comme un diable, aussi le soir c’est avec un certain plaisir que je vois venir le moment de m’enfiler dans les draps, de là mon peu de temps pour écrire.
Je ne vous parle pas de mon voyage qui s’est tres bien fait. Inutile. L’Algérie comme tous les autres pays, n’est interessante que pour le visiteur, de loin, comme ça, sur le papier, ça se rend mal. Est-ce vrai?
 1v:3
J’ai pensé à Bernard.2 Je m’en suis occupé dans la mesure du possible. Le chef de Bataillon qui me commande, est tres bien disposé en sa faveur après ce que je lui en ai dit. Que votre ami vienne au 3e Zouaves, il viendra surement près de moi en suite, et là nous tâcherons de lui rendre la vie aussi douce que le métier le permettra. C’est grand dommage qu’il n’y soit pas maintenant,  1r:4 parceque étant chargé des recrues, comme je le suis, la tâche serait rudement simplifiée encore.
Guelma est une ville absolument indifférente: le moindre village de France serait aussi agréable. Ce qui est vraiment beau, c’est la nature, le soleil, la lumière, les types d’Arabes, ces gens à vêtements flottants sont superbes. Mais ce qui m’etonne c’est qu’à l’inverse de ce que l’on voit en Europe, les tableaux semblent se composer dans l’ombre avec un centre obscur  2r:5 et des coins en lumière. on dirait, si j’ose m’exprimer ainsi, du Rembrand renversé? Du moins voila comment je sens les choses.
De ma fenêtre j’ai une vue superbe: mon horizon est formé d’une ligne de petites montagnes courant parallèlement de l’Est à l’Ouest et perdues dans le bleu. D’un autre côté, j’ai une étendue parfaitement plate, d’une couleur assez douteuse, les plans les plus rapprochés de l’oeil sont jaunâtres; les parties  2v:6 fuyantes se fondent dans des gris violets (cette couleur existe-t-elle au moins, en tous cas elle me semble telle), une dernière ligne cendrée, mais si mince qu’il faudrait un seul petit trait, détermine la profondeur réelle du paysage qui est vraiment tres grande. Tout ça, c’est épatant. Je voudrais savoir dessiner pour le rendre, mais je ne sais pas. hélas.
Comment allez vous  2v:7 mon cher Ami, et Goguin, comment trouve-t-il l’existence de là-bas. S’y fait-il?
Ecrivez moi, si vous avez le temps, vous me ferez un tres grand plaisir.
Bien entendu, je n’ai pas le moindre bouquin à me mettre sous l’oeil, pas même des Balzac à 1f 2 s.3 Quel trou! quel trou! Impossible d’en avoir avec ça. – Avez vous déniché Bel Ami?4
 2r:8
Rappelez moi, je vous prie, à l’excellent souvenir de Monsieur votre frère.5 Poignée de main vigoureuse à Goguin, et croyez moi mon cher ami, votre tout dévoué, et fidèle

P. Milliet
SsLieutt 3° Zouaves
Guelma.
Pce de Constantine.

top