3Je suis resté si longtemps 4sans vous écrire, que je sens le 5besoin de vous dire mille choses 6pour me faire pardonner mon 7silence. Cependant je commence 8en vous priant d’agréer mes 9excuses. Depuis mon arrivée ici,1 10j’ai fait et je continue à faire 11un métier de nègre, c’est ainsi 12que de six heures du matin 13à 4 hres ½ du soir/ je sors à peine 14de la caserne le temps de déjeuner/1v:2 15tout ce temps se passe debout, 16au grand soleil, à crier comme 17un diable, aussi le soir c’est 18avec un certain plaisir que 19je vois venir le moment de m’enfiler 20dans les draps, de là mon peu 21de temps pour écrire.
22Je ne vous parle pas de 23mon voyage qui s’est tres bien fait. 24Inutile. L’Algérie comme tous 25les autres pays, n’est interessante 26que pour le visiteur, de loin, 27comme ça, sur le papier, 28ça se rend mal. Est-ce vrai?
29J’ai pensé à Bernard.2 30Je m’en suis occupé 31dans la mesure du possible. 32Le chef de Bataillon qui me 33commande, est tres bien disposé 34en sa faveur après ce que 35je lui en ai dit. Que 36votre ami vienne au 3e 37Zouaves, il viendra surement 38près de moi en suite, et là 39nous tâcherons de lui rendre 40la vie aussi douce que le métier 41le permettra. C’est grand dommage 42qu’il n’y soit pas maintenant,
1r:4 43parceque étant chargé des 44recrues, comme je le suis/ 45la tâche serait 46rudement simplifiée encore.
47Guelma est une ville absolument 48indifférente: le moindre village 49de France serait aussi agréable. 50Ce qui est vraiment beau, c’est 51la nature, le soleil, la lumière, 52les types d’Arabes, ces gens 53à vêtements flottants sont 54superbes. Mais ce qui m’etonne 55c’est qu’à l’inverse de ce que 56l’on voit en Europe, les tableaux 57semblent se composer dans 58l’ombre avec un centre obscur
2r:5 59et des coins en lumière. 60on dirait, si j’ose m’exprimer 61ainsi, du Rembrand 62renversé? Du moins voila 63comment je sens les choses.
64De ma fenêtre j’ai une vue 65superbe: mon horizon 66est formé d’une ligne de petites 67montagnes courant parallèlement 68de l’Est à l’Ouest et perdues dans 69le bleu. D’un autre côté, j’ai 70une étendue parfaitement plate, 71d’une couleur assez douteuse, 72les plans les plus rapprochés de 73l’oeil sont jaunâtres; les parties
2v:6 74fuyantes se fondent dans 75des gris violets (cette couleur 76existe-t-elle au moins, en tous 77cas elle me semble telle)/ une 78dernière ligne cendrée, mais 79si mince qu’il faudrait un 80seul petit trait, détermine 81la profondeur réelle du 82paysage qui est vraiment 83tres grande. Tout ça, 84'c’est épatant. Je voudrais 85savoir dessiner pour le rendre, 86mais je ne sais pas. hélas.
87Comment allez vous
2v:7 88mon cher Ami, et Goguin/ 89comment trouve-t-il l’existence 90de là-bas. S’y fait-il?
91Ecrivez moi, si vous avez 92le temps, vous me ferez un 93tres grand plaisir.
94Bien entendu, je n’ai 95pas le moindre bouquin à 96me mettre sous l’oeil, pas 97même des Balzac à 1f2 s.3 98Quel trou! quel trou! 99Impossible d’en avoir avec ça. 100– Avez vous déniché 101Bel Ami?4
102Rappelez moi/ je vous prie/ 103à l’excellent souvenir de 104Monsieur votre frère.5 Poignée 105de main vigoureuse à 106Goguin, et croyez moi mon 107cher ami, votre tout dévoué, 108et fidèle