2Lorsque de ces jours ci j’y pense très 3souvent que toutes les dépenses de la 4peinture pèsent sur toi alors tu ne 5saurais t’imaginer combien j’en ai une 6inquiétude. Lorsqu’il nous arrive 7de telles chôses comme ce que dans 8ta dernière lettre tu raccontes de Bague1 9alors nous devons brûler de vendre. 10Ou bien plutôt nous devons brûler 11de pouvoir trouver quelque secours 12soit de Thomas soit d’un autre dans 13le genre moitié marchand moitie amateur_ 14Ainsi C_M_ sans même nous aider autrement 15pourrait nous prendre encore une fois 16une étude.2 Je ne sais si tu as jamais 17lu les frères Zemganno des de Goncourt 18qui retracent vaguement leur propre histoire 19peutêtre. Si tu connais cela tu sauras 20que je redoute plus que je ne saurais 21te l’exprimer que l’effort de nous procurer 22de l’argent ne t’éreinte trop.–3
23Si je n’étais pas tourmenté affreusement et 24toujours par cette inquietude-là je dirais 25que cela marche car le travail deviendra 26meilleur et la santé est bien mieux qu’à Paris.
1v:2 27Je m’aperçois de plus en plus que 28le travail va infiniment mieux lorsqu’on 29se nourrit bien/ lorsqu’on a sa couleur/ 30lorsqu’on a son atelier et tout cela_ 31Mais est ce que j’y tiens à ce que mon 32travail marche. Non et mille fois 33non. Je voudrais en arriver à te 34faire bien sentir cette vérité qu’en 35donnant l’argent aux artistes tu 36fais toi-meme oeuvre d’artiste et 37que je desirerais seulement que mes toiles deviennent telles 38que tu ne sois pas trop mécontent 39de ton travail_
40Et ce n’est pas tout/ je voudrais encore 41que tu sentes que avec l’argent que 42l’on déplace on en gagne et qu’ainsi 43faisant nous arriverons à une indépendance 44plus nette que celle que donne 45le commerce en soi.
46Et ce que l’on fera plus tard pour 47renouveler le commerce pourrait bien 48être justement que les marchands 49vivent avec les artistes/ l’un pour 50ce qu’on peut appeler le côté ménage/ 51pour procurer atelier/ nourriture/1v:3 52couleur &c_/ l’autre pour fabriquer_ 53Hélas nous n’en sommes pas là avec 54l’ancien commerce qui suivra toujours 55la vieille routine qui ne profite à 56personne de vivant et qui aux morts 57ne fait aucun bien pas non plus. 58Mais quoi/ cela peut nous laisser relativement 59froid n’ayant pas le devoir de changer 60ce qui existe ou de combattre contre 61un mur. Enfin il faudrait se faire 62sa part de soleil sans contrarier personne_ 63Et je m’imagine toujours que tu n’as pas 64toute la tienne de part au soleil puisque 65ton travail parisien chez les Goupil est 66trop éreintant. J’ai alors lorsque je 67songe à cela une rage marchande/ je 68veux alors gagner de l’argent pour que 69tu sois plus libre d’aller et de faire ce 70que tu veux. Je sens que nous brûlons 71de vendre ou de trouver du secours 72nous donnant de l’air.
73Voilà peutêtre que je crois trop près 74ce qui pourrait être encore loin et 75alors je me sens venir cette inquiétude 76de trop dépenser.
77Cependant les tableaux viennent 78mieux si l’on se soigne et se porte 79bien. Mais pour toi/ pour ton 80travail/ pour toute ta vie également 81il ne faut pas que tu aies trop de 82soucis. Comment vont ces douleurs 83sciatiques/ ont elles cessées_
84Quoiqu’il en soit/ tu m’aideras plus 85en te portant bien/ en vivant bien/ 86les envois de couleur dussent ils en 87souffrir/ que d’etre trop à l’étroit pour 88moi. Je crois que le jour viendra où 89on voudra du travail – bon – mais peut 90être est ce encore éloigné et en attendant 91ne sois pas trop dans la gêne.
92Car les affaires aussi cela te viendra 93tout seul et comme en rêve/ plus 94vite et mieux si tu te soigne que 95lorsque tu te gênes. Et ayant l’âge 96que nous avons, quoi, nous pouvons 97avoir enfin un certain calme/ 98une certaine sagesse pour faire les 99'chôses. Je crains maintenant (et je les évite) la 100misere/ la mauvaise santé et tout 101cela et j’espère que tu aies les mêmes 102sentiments.
103Ainsi j’ai presqu’un remords d’avoir 104aujourd’hui acheté ce meuble quoiqu’il 105soit bon parceque j’ai dû te demander 106'de m’envoyer de l’argent plus tôt 107que sans cela.4
108Saches bien ceci_ Si tu te portais 109mal ou si tu eusses trop de peine 110et de chagrin rien ne marcherait 111plus. Et si tu te portes bien les 112affaires finiront par te venir toutes 113seules et les idees pour en faire/ 114des affaires/ te viendront infiniment 115davantage en mangeant bien qu’en 116ne pas mangeant assez.
117Crie moi donc halte si je vais trop 118loin. Si non c’est naturellement 119tant mieux car pour moi aussi 120certes je peux bien mieux travailler 121à l’aise que trop gêné.– Mais 122ne va pas croire que je tienne au 123travail plus qu’à notre bien être 124ou au moins surtout qu’à notre 125sérénité. Gauguin une fois ici 126sentira cette meme chôse – et 127il se remettra.
128Le jour viendra peutetre bien pour 129lui où il voudra et pourra redevenir 130le père de famille qu’il est reellement_5 131Je suis tres très curieux de savoir ce qu’il 132a fait en Bretagne. Bernard en écrivait 133beaucoup de bien. Mais faire de la 134peinture riche se fait si difficilement dans 135le froid et dans la misère – et possible 136qu’en somme son vrai chez soi se trouvera 137au bout du compte être le midi plus 138chaud et plus heureux.
139Si tu voyais les vignes! il y a des 140grappes d’un kilo même – le raisin 141est magnifique cette année par les beaux 142jours de l’automne venant à la fin d’un 143été qui laissait beaucoup à désirer_
144Je regrette d’avoir dépensé de l’argent 145pour cette commode mais cela 146peut nous épargner d’en acheter une 147plus chère – le moins aurait été 35.– 148Et lorsque Gauguin viendra il fallait 149pourtant qu’il y eût quelque chôse pour 150qu’il puisse y mettre son linge et 151enfin sa chambre sera plus complète 152ainsi.
2v:7 177'(Je m’aperçois que cette armoire a des panneaux juste comme ceux sur lesquels a peint Monticelli_)6
153Une fois que nous aurons un moment 154plus riche je prendrais celle ci pour 155moi et lui prendrait celle de 15635 francs. à ce prix-là il y en a 157toujours d’occasion mais non pas 158'toujours au prix où j’ai acheté celle ci.
159J’y ai pensé que si maintenant il 160commence à y avoir chez toi de certaines 161études qui prendraient trop de place 162chez toi et te gêneraient/ on pourrait 163les ôter des chassis et les envoyer ici où 164nous avons de la place assez pour les 165garder. Je dis cela pour certaines chôses 166de l’année passée ou enfin pour tout 167ce qui te gênerait. Paris sera bien 168beau en automne pourtant. La ville ici 169n’est rien la nuit/ tout est noir_
170Je crois que le gaz en abondance qui en 171somme est du jaune et de l’orange/ 172exalte le bleu car la nuit le ciel 173me parait ici/ et c’est très drôle/ plus noir 174qu’à Paris. Et si jamais je revois 175Paris je chercherai à peindre des effets 176du gaz sur le boulevard.
178Ah à Marseille cela sera le contraire/ 179je m’imagine que cela sera plus beau 180que Paris/ la Cannebière_7
181Je pense si souvent à Monticelli et 182lorsque je songe à ce que l’on racconte 183de sa mort il me semble que non 184seulement il faut écarter l’idee qu’il 185soit mort buveur dans le sens d’abruti par 186la boisson mais encore il faut savoir 187que la vie se passe encore davantage 188que dans le nord tout naturellement 189en plein air et dans les cafés.8 Mon ami 190le postier9 par exemple vit beaucoup dans 191les cafés et certes est plus ou moins 192buveur et l’a été sa vie durant. Mais 193il est tellement le contraire d’abruti et 194son exaltation est si naturelle/ si intelligente/ et il 195raisonne alors si largement à la Garribaldi/ 196que volontiers je reduis la légende quant 197à Monticelli buveur d’absinthe à exactement 198les proportions de ce cas de mon postier. Mon papier est rempli/ 199ecris moi le plus tot que cela te sera possible_ 200poignée de main et bonne chance_
206un jour madame de Larebey la Roquette10 me dit: 207Mais Monticelli/ Monticelli/ mais 208c’etait un homme qui aurait dû être à la tête 209d’un grand atelier dans le midi_–
210moi j’ai écrit à notre soeur et à toi/ 211tu te rappelles l’autre jour/ que parfois je 212croyais sentir que je conti- 213nuais Monticelli ici.11 Bon – mais tu 214vois actuellement – cet atelier en 215question/ nous le fondons.–
216Ce que fera Gauguin/ ce que moi aussi 217je ferai/ cela se tiendra avec cette
3v:10 218belle oeuvre de Monticelli et nous chercherons 219à prouver aux bonnes personnes que 220Monticelli n’est pas mort avachi 221sur les tables des cafés de la Cannebière 222tout à fait mais que petit 223bonhomme vit encore_
224Et avec nous memes la chose ne 225finira meme pas/ nous la 226mettons en train sur base assez 227solide.–
99 (et je les évite) < Added later; inserted here by us; parentheses added by us.
106 plus tôt < plustôt
158 au < àu
177 (Je m’aperçois [...] peint Monticelli.) < Added later; inserted here by us; parentheses added by us.