Presque simultanément avec le départ de mes études l’envoi de Gauguin et de toi est arrivé.1 Je me suis bien fait du bon sang, cela m’a bien rechauffé le coeur de revoir les deux visages. Pour ton portrait – tu sais – je l’aime beaucoup – j’aime bien tout ce que tu fais d’ailleurs comme tu sais – et peutêtre personne n’a autant aimé ce que tu fais que moi avant moi.
Je t’engage fortement d’étudier le portrait, faites en le plus possible et ne lâchez pas – il nous faudra dans la suite prendre le public par le portrait – l’avenir selon moi est là-dedans. Mais ne déraillons pas dans les hypothèses maintenant. Puisque nous en sommes à te remercier ensuite du recueil de pochades intitulées au bordel.2
Bravo. La femme qui se lave et celle qui dit – “il n’y en a pas deux comme moi pour travailler un homme”3 à ce qui me paraît sont les meilleures.– Les autres grimacent trop – et surtout sont trop flous, trop peu chair et os suffisamment bâtis.–
C’est égal, c’est déjà du tout neuf et de l’intéressant, que le reste aussi – au bordel – oui c’est ça qu’il faut faire et je t’assure que moi pour un je t’envie presque cette rude chance que tu as d’entrer là-dedans en uniforme. Ce dont ces bonnes petites femmes raffolent. La poésie à la fin est reellement belle, se tient mieux sur ses jambes que certaines des figures.4 Ce que tu veux et ce que tu dis croire, tu le dis bien et avec sonorité.
Ecris moi quand tu seras à Paris – il y a que je t’ai déjà écrit mille fois que mon café de nuit n’estpas un bordel, c’est un café où les rodeurs de nuit cessent d’etre rôdeurs de nuit, puisque avachis sur les tables, ils passent là toute la nuit sans rôder du tout.5 Par hasard une putain y ammène son type. Mais y venant une nuit j’ai surpris un petit groupe
1v:2 d’un maquereau et d’une putain qui se raccomodaient après une brouille. La femme faisait l’indifférente et la superbe, l’homme était calin.– Je m’étais mis à le peindre de tête pour toi – sur une petite toile de 4 ou de 66 – or si tu pars vite – je te l’enverrai à Paris, si tu restes encore, dis le, je te l’enverrai à Pont Aven. je ne pouvais pas le joindre à l’envoi, c’etait pas du tout sec assez.
Mais je ne veux signer cette etude car je ne travaille jamais de tête – il y aura de la couleur qui t’ira mais encore une fois, je fais là pour toi une etude que je préférerais ne pas faire. Une toile importante – un christ avec l’ange en Getsemané – une autre représentant le poète avec un ciel étoilé – malgré la couleur qui était juste, je les ai sans miséricorde détruites parceque la forme n’en était pas étudiée préalablement sur le modèle, nécessaire dans ces cas-là.–7
L’étude que je t’envoie en échange, si elle ne te va pas tu n’as qu’à la regarder un peu plus longtemps.–
J’ai eu un mal du diable pour la faire avec un mistral agaçant8 (comme l’etude en rouge et vert aussi).9 Eh bien malgré qu’elle ne soit pas aussi couramment peinte que le vieux moulin10 – elle est plus fine et plus intime. Tu vois que tout cela n’est peut-être pas du tout – impressioniste – ma foi tant pis, je n’y peux rien – mais je fais ce que je fais avec un abandon à la nature sans songer à ceci ou à cela. Va sans dire que si tu préférais dans l’envoi une autre étude aux Déchargeurs de sable tu pourras la prendre et effacer ma dédicace11 si un autre en veut. Mais je crois que celle là t’ira une fois que tu l’auras regardée un peu plus longtemps.
Si Laval, Moret et l’autre12 veulent bien me faire des échanges, parfait mais surtout je serais satisfait de mon côté s’ils voulaient me faire leurs portraits.
Tu sais Bernard, il me semble toujours que si je veux faire des etudes de bordels, il me faudrait plus d’argent que je n’en aie, je suis pas jeune et chair à femme13 assez pour qu’elles posent pour moi à l’oeil. Et je ne peux pas travailler sans modèle. Je ne dis pas que je ne tourne pas carrément le dos à la nature pour transformer une étude en tableau – en arrangeant la couleur, en agrandissant, en simplifiant – mais j’ai tant peur de m’écarter du possible et du juste en tant que quant à la forme.
Plus tard après encore dix ans d’études je ne dis pas, mais vrai de vrai j’ai tant de curiosité du possible et du réellement existant que j’ai si peu le désir et le courage de chercher l’ideal en tant que pouvant résulter de mes études abstraites.
D’autres peuvent avoir pour les études abstraites plus de lucidité que moi – et certes tu pourrais être du nombre ainsi que Gauguin et peut etre moi-même quand je serai vieux.
Mais en attendant je mange toujours de la nature. J’exagère, je change parfois au motif mais enfin je n’invente pas le tout du tableau, je le trouve au contraire tout fait – mais à démêler – dans la nature.
Mais probablement tu trouvera laides ces etudes, je ne sais.– Dans tous les cas, que ni toi ni personne ne fasse d’échange à contre coeur.
Mon frère écrit qu’Anquetin est de retour à Paris,14 je suis curieux de savoir ce qu’il a fait. Lorsque tu le verras tu lui diras bien des choses de ma part.
La maison va me sembler plus habitée maintenant que j’y verrai les portraits.
Que je serais content de t’y voir toi-même cet hiver, il est vrai que le voyage coute un peu cher. Pourtant ne peut on pas risquer ces frais-là en se vengeant en travaillant. L’hiver, dans le nord, le travail est si difficile.– Peutetre ici aussi, je n’en ai encore guère l’experience et ce sera à voir.
mais c’est bougrement utile de voir le midi, où la vie se passe davantage en plein air, pour mieux comprendre les japonais.
Puis le je ne sais quoi d’altier et de noble qu’ont de certains sites d’ici ferait bien ton affaire. Dans le Coucher de soleil rouge, le Soleil doit être supposé plus haut, hors du tableau, mettons juste à la hauteur du cadre.15 Car il y a qu’une heure, une heure et demie avant son coucher, les choses à terre gardent leurs couleurs ainsi encore. Plus tard le bleu et le violet les colorent davantage en noir dès que le soleil envoie des rayons plus horizontaux. Merci encore une fois de ton envoi qui m’a bien rechauffé le coeur.
Et bonne poignée de main en pensee et écris moi le jour de ton depart pour que je sache quand tu sera à Paris, adresse à Paris toujours avenue de Beaulieu 5 n’est ce pas?16