1*ce matin j’ai reçu votre excellente lettre 2que j’ai derechef envoyé à mon frère;1 votre conception 3de l’impressioniste en général/ dont votre portrait2 4est un symbole/ est saisissante. Je suis on ne peut 5plus intrigué de voir cela – mais il me semblera 6j’en suis sûr d’avance que cette oeuvre soit trop 7importante pour que j’en veuille en echange.
8Mais si vous voulez la garder pour nous/ mon 9frère la vous prendra/ ce que je lui ai immédiatement 10demandé/ si vous voulez à la premiere occasion 11et esperons que cela sera sous bien peu.
12Car nous chercherons encore une fois à presser 13la possibilité de votre venue.
14Je dois vous dire que meme pendant le travail 15je ne cesse à songer à cette entreprise de 16fonder un atelier ayant vous-meme et moi 17pour habitants fixes mais dont nous 18desirerons tous les deux faire un abri et 19un asile pour les copains au moments 20où ils se trouveront acculés dans leur 21lutte. Lorsque vous etes parti de Paris3 22mon frère et moi y avons encore passé 23ensemble un temps qui me demeurera 24toujours inoubliable. Les discussions 25avaient pris une envergure plus large 26– avec Guillaumin/ avec Pissarro 27pere et fils/ avec Seurat que je ne 28connaissais pas (j’ai visité son atelier 29juste quelques heures avant mon départ).4 30Dans ces discussions il s’est souvent agi 31de ce qui nous tient si fort au coeur à mon 32frere comme à moi/ des mesures à prendre 33pour sauvegarder l’existence materielle 34des peintres et de sauvegarder les moyens 35de production (couleurs/ toiles) et de sauvegarder 36à eux directement leur part dans le prix
1v:2 37que ne prennent leurs tableaux actuellement 38que longtemps après avoir cessé d’etre la 39propriété des artistes.
40Lorsque vous serez ici nous repasserons en 41revue toutes ces discussions-là_
42Quoi qu’il en soit/ lorsque j’ai quitté 43Paris/ bien bien navré/ assez malade 44et presqu’alcoolique à force de 45me monter le cou alors que mes 46forces m’abandonnaient – alors je 47me suis renfermé en moi-même et sans 48encore oser espérer_
49à présent dans le vague d’un horizon 50cependant/ voilà qu’elle me vient/ l’espérance/ 51cette espérance à éclipse qui dans ma 52vie solitaire m’a parfois consolée_5
53Or je désirerais vous faire une part fort large 54de cette croyance que nous allons relativement 55reussir à fonder une chôse de durée_
56Lorsque nous causerons de ces jours étranges de discussions dans 56ales ateliers pauvres et 56bles cafés du petit boulevard6 57et que vous verrez en plein notre conception/ celle de mon frère 58et de moi/ qui ne s’est point realisée en tant que 59formation d’une société –
60Neamoinsa vous verrez qu’elle est telle que tout ce 61que l’on fera dans la suite pour remédier à l’état 62terrible de ces dernieres années sera ou bien 63cela même que nous avons dit/ ou quelque chôse 64de paralèle à cela. Tant nous avons pris 65la chôse par une base immuable. Et vous admettrez/ 65alorsque vous aurez l’explication entière/ 66que nous sommes allés alors bien au délà de 67ce plan que vous nousb avons déjà communiqué_ 68Que nous ayons été au dela ce n’est que notre 69devoir de marchands de tableaux car vous savez 70peut-etre que moi aussi j’ai passé des années dans le 71commerce et je ne dedaigne pas un metier où j’ai mangé 72mon pain_
73Suffit pour vous dire que je ne crois pas que tout en vous isolant 74en apparence de Paris vous cesserez de vous sentir 75en rapport assez direct avec Paris_
76J’ai une fievre de travail extraordinaire ces jours ci/ 77actuellement je suis aux prises avec un paysage 78à ciel bleu au-dessus d’une immense vigne verte 79pourpre jaune/ à sarments noirs & orangés_
80Des figurines de dames à ombrelles rouges/ des figurines 81de vendangeurs avec leur charette l’égayent encore_
82Avant-plan de sable gris_ Toujours toile de 30 carrée 83pour la decoration de la maison.7
84J’ai un portrait de moi tout cendré/ la couleur 85cendrée qui résulte du mélange du véronèse avec 86la mine orange/ sur fond véronèse pâle tout uni/ 87à vêtement8 brun rouge/ mais 88exagérant moi aussi ma personalité j’avais cherché 89plutôt le caractère d’un bonze/ simple adorateur 90du Bouddha éternel_9 Il m’a couté assez de mal mais 91il faudra que je le refasse entièrement si je veux 92réussir à exprimer la chose. Il me faudra même encore 93me guérir davantage de l’abrutissement conventionnel 94de notre ainsi nommé etat civilisé afin d’avoir 95un meilleur modele pour un meilleur tableau.
96'Une chôse qui me fait enormement plaisir: j’ai reçu une 97lettre hier de Bockc (sa soeur est dans les vingtistes Belges) 98qui ecrit s’être établi dans le Borinage pour y 99peindre charbonniers et charbonnages.10 Il reviendra 100cependant/ à ce qu’il se propose/ dans le midi – pour 101varier ses impressions et certes dans ce cas viendra 102à Arles.
103Je trouve excessivement communes mes conceptions 104artistiques en comparaison des vôtres_
105J’ai toujours des appetits grossiers de bête_ 106J’oublie tout pour la beauté extérieure des choses 107que je ne sais pas rendre car je la rends 108laide dans mon tableau et grossière alors 109que la nature me semble parfaite_
110Maintenant pourtant l’elan de ma carcasse osseuse 111est tel qu’il va droit au but/ de là il résulte une 112sincérité quelquefois originale peutetre dans ce que je 113fais si toutefois le motif puisse se prêter à mon 114execution brutale et inhabile_
115Je crois que si dès maintenant vous commenciez 116à vous sentir le chef de cet atelier dont nous 117chercherons à faire un abri pour plusieurs/ peu 118à peu/ à fur et à mesure que notre travail 119acharné nous fournisse les moyens de completer 120la chôse – je crois qu’alors vous vous sentirez 121relativement consolé des malheurs presents de gêne 122et de maladie en considérant que probablement 123nous donnons nos vies pour une génération 124de peintres qui durera encore longtemps_
125Ces pays ci ont deja vu et le culte de Venus11 126– essentiellement artistique en Grèce – puis les poetes 127et des artistes de la renaissance_–12 Là que ces choses 128ont pu fleurir l’impressionisme le peut aussi_
129Pour la chambre où vous logerez j’ai bien exprès 130fait une décoration/ le jardin d’un poète (dans les croquis 131qu’a Bernard il y en a une premiere conception simplifiée 132ensuite)_13 Le banal jardin public renferme des plantes et 133buissons qui font rever aux paysages où l’on se représente 134volontiers Botticelli/ Giotto/ Petrarque/ le Dante et Boccace. 135Dans la décoration j’ai cherché à démêler l’essentiel 136de ce qui constitue le caractere immuable du pays.14
137Et j’eusse voulu peindre ce jardin de telle façon 138que l’on penserait à la fois au vieux poete d’ici (ou 139plutôt d’Avignon)/ Petrarque/ et au nouveau 140poète d’ici – Paul Gauguin_–
141Quelque maladroit que soit cet essai vous y verrez 142tout de même peut-être que j’ai pensé à vous en préparant 143votre atelier avec une bien grosse émotion.
144Ayons bon courage pour la réussite de notre entreprise 145et continuez à vous sentir bien chez vous ici_
146Car je suis tellement porté à croire que 147tout cela durera longtemps.
151Seulement je crains que vous trouverez la 152Bretagne plus belle_– quand bien même/ 153si ici vous ne verriez rien de plus beau 154que du Daumier/ les figures d’ici 155sont d’un Daumier absolu souvent. 156Or pour vous/ vous ne tarderez pas à découvrir au fond de toute la 157modernité l’antiquité et la renaissance qui dort. Or 158en tant que quant à celles là libre à vous de les ressuciter_
159Bernard m’en parle que lui/ Moret/ Laval et un autre feraient un echange avec moi_15 je suis reellement en principe très 160partisan du systeme d’echanges entre artistes puisque je vois que cela prenait une place considerable dans la vie des peintres japonais/16 161je vous enverrai conséquemment les études que j’ai de disponibles à l’état sec de ces jours ci et vous aurez le premier choix_
162Mais avec vous je n’en échange aucune si de votre côté cela devrait vous couter une 163chose aussi importante que votre portrait qui serait trop beau_Sûr je n’oserais 164pas_ Car mon frere vous le prendra volontiers contre tout un mois_