j’écris un mot pour bien te remercier de tes dessins, je les trouve un peu trop faits à la hâte et j’aime le mieux les deux dessins des putains,1 d’ailleurs il y a une idee dans tous. Je suis surchargé de travail de ces jours ci car le temps est bien beau et il faut profiter des beaux jours qui sont courts.
Je ne peux pas me dédire du prix que je t’ai nommé, 3 francs rien que pour la nourriture, en plus enfin ce qu’il y aurait en plus.2 Mais tout ce que te dit Gauguin sur les prix d’ici je ne doute pas que cela soit juste. Mais moi je te vois près de ton depart pour faire ton service et desirerais pouvoir decider ton père à te fournir de quoi bien te fortifier avant, sans que ton travail en souffre.
Qu’il se fende enfin jusqu’à te donner pendant cet intervalle d’ici et ton service tout ce qui est juste.
Je n’ai cessé de t’ecrire toujours cette même chose que si tu vas en Afrique tu y travailleras et verras juste la
1v:2 nature qu’il faut voir pour developper dans toute son etendue ton talent de peintre et de coloriste. Mais cela ne peut se faire qu’au detriment de ta pauvre carcasse si ton père ne te met pas en mesure d’eviter de devenir anémique ou d’attrapper de la dyssenterie débilitante par manque d’une nourriture fortifiante avant cette epreuve Africaine.
Se faire des forces là-bas c’est guère possible et si on va dans un climat chaud je suis loin de dire qu’il faille s’engraisser avant mais je dis qu’il faut soigner sa nourriture quelque temps d’avance. Et je ne sors pas de là, m’étant trouvé bien ici de ce régime, et la chaleur en Afrique est encore autre chose que celle d’Arles.
Tu sortiras de cette épreuve de ton service beaucoup plus fort et fort assez pour toute une carriere d’artiste ou – cassé.
Quoi qu’il en soit j’aimerais énormement que tu viennes et si Gauguin vient aussi il ne nous restera à regretter seulement que ce soit l’hiver et non la belle saison. De plus en plus je commence à croire que la cuisine a quelque chôse à faire avec notre faculté de penser et de faire des tableaux, moi pour un, cela ne contribue pas à la reussite de mon travail si mon estomac me gène. Enfin je crois que si ton père veut tranquillement garder tes tableaux et te faire un credit un peu genereux, au bout du compte il y perdra moins qu’en faisant autrement. Dans le midi les sens s’exaltent, la main devient plus agile, l’oeil plus vif, le cerveau plus clair, à une condition pourtant que la dyssenterie ou autre chôse ne vous gâte pas tout cela en vous debilitant trop. Là-dessus j’ose bien me fonder pour croire que celui qui aime le travail artistique verra dans le midi ses capacités productrices se developper mais gare au sang et gare à tout le reste.
Et maintenant tu vas peutêtre me dire que je t’emmerde bien avec tout cela.
Que tu veux aller au bordel et que tu te fous du reste.– Ma foi cela depend, mais je ne peux pas parler autrement que comme cela.– L’art est long et la vie est courte3 et il nous faut patienter en cherchant à vendre cher notre peau. Je voudrais bien moi avoir ton âge et partir avec ce que je saurais, faire mon service en Afrique. Mais par exemple je me ferais un meilleur corps que celui que j’ai. Si Gauguin et moi sommes ici, comme il est probable, ensemble – ici alors certes, nous ferons tout notre possible pour t’eviter des dépenses. Mais de son côté ton père devrait bien faire son possible aussi et avoir confiance en nous, que nous ne cherchons pas à lui tirer des carottes inutiles. Mais pour faire du bon travail il faut bien manger, etre bien logés, tirer son coup de temps en temps, fumer sa pipe et boire son café en paix. Je ne dis pas que le reste ne vaut rien & laisse à chacun sa liberté de faire comme il l’entend mais je dis que ce système me semble préferable à bien d’autres. bonne poignee de main.