le beau temps de ces derniers jours a disparu et est remplacé par de la boue et de la pluie. Mais avant l’hiver il va bien encore revenir.–
Seulement il s’agira d’en profiter car –
les beaux jours – sont courts –
Surtout pour la peinture. Cet hiver je compte beaucoup dessiner. Si seulement je pouvais arriver à dessiner de tête des figures j’aurais toujours de quoi faire, mais – prenez une figure du plus habile de tous les artistes qui croquent sur le vif – Hokousai, Daumier, pour moi ce n’est jamais, cette figure, ce que serait la figure peinte avec le modèle de ces mêmes maîtres ou d’autres maitres portraitistes.
Enfin – si fatalement le modèle et surtout le modèle intelligent nous manque trop toujours, il ne faut pas pour cela désespérer ou se lasser de la lutte.
J’ai arrangé dans l’atelier toutes les japonaiseries1 et les Daumier2 et les Delacroix et le Gericault. Si tu retrouves la pieta de Delacroix3 ou le Gericault4 je t’engage bien à en prendre le plus que tu pourras.
Ce que j’aimerais enormement à avoir dans l’atelier encore c’est les travaux des champs de Millet5 – et l’eauforte de Lerat de son semeur que Durand Ruel vend à fr. 1.25.6 Et en dernier lieu la petite eauforte de Jacquemart d’après Meissonnier, le liseur.7 un Meissonnier que j’ai toujours trouvé admirable. Je ne peux pas m’empêcher d’aimer les Meissonnier.
Je lis un article dans la revue des deux mondes sur Tolstoi – il parait que Tolstoi s’occupe énormement de la religion de son peuple.8 Comme George Eliott en Angleterre.9
Il doit y exister un livre religieux de Tolstoï, je crois qu’il est intitulé “ma religion”, cela doit être fort beau. Il cherche à ce que je presume par cet article là-dedans ce qui restera vrai eternellement dans la religion du Christ et ce que toutes les religions ont en commun,
1v:2 il parait qu’il n’admet ni la resurrection du corps ni celle de l’ame même mais dit comme les nihilistes qu’après la mort il n’y a plus rien, mais l’homme mort et bien mort reste toujours l’humanité vivante.10
Enfin n’ayant pas lu le livre même je ne saurais dire au juste comment il concoit la chôse mais je crois que sa religion ne doit pas être cruelle et augmenter nos souffrances mais au contraire cela doit être très consolant et doit inspirer de la sérénité et l’activité et le courage de vivre et un tas de chôses.
Je trouve admirable dans les reproductions de Bing le dessin du brin d’herbe et des oeillets et le Hokoussai.11
mais quoi qu’on dise, les crepons plus vulgaires colorés à tons plats pour moi sont admirables pour la meme raison que Rubens et Véronèse. Je sais parfaitement bien que ce n’est pas là de l’art primitif. Mais parceque les primitifs sont admirables c’est pas le moins du monde une raison pour moi de dire, comme cela devient une habitude, “lorsque je vais au Louvre je ne peux pas aller plus loin que les primitifs”.12
Si on disait à un amateur serieux de japonaiserie – à Levy13 lui-même – monsieur je ne peux pas m’empêcher de trouver admirables ces crepons à 5 sous –
Il est plus que probable que l’autre serait un peu choqué et aurait pitié de mon ignorance et de mon mauvais gout.
Absolument comme dans le temps il etait de mauvais gout d’aimer Rubens, Jordaens, Veronèse.
Je crois que je finirai par ne plus me sentir seul dans la maison et que par exemple les jours de mauvais temps d’hiver et les longues soirées je trouverai une occupation qui m’absorbera complètement.
Un tisserand, un vannier, passe souvent des saisons entieres seul ou presque seul avec son metier pour seule distraction.
Mais justement ce qui fait que ces gens-là restent en place c’est le sentiment de la maison, l’aspect rassurant et familier des chôses. Certes j’aimerais de la compagnie mais si je n’en aie pas je ne serai pas malheureux pour cela et puis surtout le temps viendra où j’aurai quelqu’un. J’en doute peu de cela. Or chez toi aussi je crois que si on a bonne volonté pour loger les gens on en trouve assez dans les artistes, pour qui la question du logement est un problème très grave.
Puis pour moi je crois que c’est absolument mon devoir de chercher à gagner de l’argent avec mon travail et donc je vois mon travail bien clairement devant moi.
Ah si tous les artistes avaient de quoi vivre – de quoi travailler – mais cela n’étant pas je veux produire et produire beaucoup et avec acharnement. Et le jour viendra peutêtre où nous pourrons agrandir les affaires et etre plus influents pour les autres.
Mais cela est loin et il y a bien du travail à abattre avant.
Si on vivait en temps de guerre il faudrait possiblement se battre, on regretterait, on se lamenterait de ne pas vivre en temps de paix mais enfin la necessité étant là – on se battrait.
Et de même on a certes le droit de souhaiter un etat de chôses où l’argent ne serait pas necessaire pour vivre. Cependant puisque
1r:4 tout se fait par l’argent maintenant il faut bien songer à en fabriquer lorsqu’on en dépense. Mais moi j’ai une meilleure chance de gagner avec la peinture qu’avec le dessin.
En somme il y a bien plus de gens qui font habilement un croquis que de gens qui peuvent peindre couramment et qui prennent la nature par le côté couleur. Cela restera plus rare et que les tableaux tardent à être appreciés ou non cela trouve son amateur un jour.
mais je crois que pour les tableaux un peu empâtés il faut que cela seche plus longtemps ici.
J’ai lu que des Rubens en Espagne sont restés infiniment plus riches en couleur que ceux dans le Nord.14 Les ruines, exposés au plein air même restent blanches ici alors que dans le nord cela devient gris, sale, noir &c. Tu peux être sûr que si les Monticelli avaient séchés à Paris ils seraient maintenant bien plus ternes.
Je commence maintenant à mieux voir la beauté des femmes d’ici et alors toujours et toujours je pense de nouveau à Monticelli.
La couleur joue un role immense dans la beauté des femmes d’ici – je ne dis pas que leurs formes ne soient pas belles mais ce n’est pas là le charme local. C’est les grande lignes du costume coloré bien porté et c’est le ton de la chair plutôt que la forme. Mais j’aurai du mal avant de pouvoir les faire comme je commence à le sentir. Mais ce dont je suis sûr c’est d’avancer en restant ici. Et pour faire un tableau qui soit vraiment du midi il ne suffit pas d’une certaine habileté. C’est longtemps regarder les choses qui murit et fait concevoir plus profondement.
Je n’avais pas pensé que j’aurais tellement trouvé vrai Monticelli et Delacroix en quittant Paris. Ce n’est que maintenant après des mois et encore des mois que je commence à distinguer qu’ils n’ont rien imaginé. Et je pense que l’annee prochaine tu vas revoir les memes motifs des vergers, de la moisson, mais – avec une couleur differente et surtout une facture changée. Et cela durera encore, ces changements et ces variations. Je sens que tout en travaillant je ne dois pas me presser. En somme qu’est ce que cela ferait de mettre en pratique le vieux mot, il faut etudier une dizaine d’annees et alors produire quelques figures.–15 Voila ce que Monticelli a pourtant fait. Comptez pas des centaines de ses tableaux, que comme des etudes.
Alors pourtant des figures comme etait la femme jaune,16 comme est la femme au parasol, le petit que tu as,17 les amoureux qu’avait Reid,18 c’est là des figures complètes où quant au dessin il n’y a absolument rien à faire que de l’admirer. Car Monticelli alors arrive à un dessin gras et superbe comme Daumier et Delacroix. Certes au prix où sont les Monticelli ce serait une excellente speculation d’en acheter. Le jour viendra où les belles figures dessinees de lui seront estimés comme du tres grand art.
Je crois que la ville d’Arles a ete autrefois infiniment plus glorieuse quant à la beauté des femmes, quant à la beauté du costume. Maintenant tout cela a l’air malade et effacé quant au caractère.
Mais en regardant longtemps, le vieux charme se dégage.
Et c’est pourquoi que je comprends que je n’y perds absolument rien en restant en place et en me contentant de voir passer les chôses comme une araignée dans son filet attend les mouches.
Je ne peux rien forcer et comme je suis installé maintenant je peux profiter de tous les beaux jours, de toutes les occasions pour attraper un vrai tableau de temps à autre.
Milliet a de la chance, il a des arlésiennes tant qu’il veut, mais voilà il ne peut pas les peindre et s’il était peintre il n’en aurait pas. Il faut que moi j’attende mon heure maintenant sans rien presser.
J’ai encore lu un article sur Wagner – l’amour dans la musique, je crois par le même auteur qui a écrit le livre sur Wagner.19 Comme il nous faudrait la même chôse en peinture.
Il parait que dans le livre ma religion Tolstoi insinue que quoi qu’il soit d’une revolution violente, il y aura aussi une revolution intime et secrete dans les gens d’où renaitra une religion nouvelle ou plutot quelque chose de tout neuf qui n’aura pas de nom mais qui aura le meme effet de consoler, de rendre la vie possible qu’autrefois avait la religion chretienne.202v:7 Il me semble que ce livre-là doit être bien interessant. On finira par en avoir assez du cynisme, du scepticisme, de la blague, et on voudra vivre – plus musicalement.– Comment cela se fera-t-il et qu’est ce que l’on trouvera. Il serait curieux de pouvoir le prédire mais encore mieux vaut pressentir cela au lieu de ne voir dans l’avenir absolument rien que les catastrophe qui ne manqueront pourtant pas de tomber comme autant de terribles éclairs dans le monde moderne et la civilisation, par une revolution ou une guerre ou une banqueroute des états vermoulus.
Si on etudie l’art japonais alors on voit un homme incontestablement sage et philosophe et intelligent qui passe son temps – à quoi – à étudier la distance de la terre à la lune – non, à étudier la politique de Bismarck – non, il etudie un seul brin d’herbe.
Mais ce brin d’herbe lui porte à dessiner toutes les plantes – ensuite les saisons, les grands aspects des paysages, enfin les animaux, puis la figure humaine. Il passe ainsi sa vie, et la vie est trop courte, à faire le tout.
Voyons cela, n’est ce pas presque une vraie religion ce que nous enseignent ces japonais si simples et qui vivent dans la nature comme si eux memes étaient des fleurs.21
Et on ne saurait etudier l’art japonais, il me semble, sans devenir beaucoup plus gai et plus heureux et cela nous fait revenir à la nature malgré notre education et notre travail dans un monde de convention.
N’est ce pas attristant que les Monticelli jusqu’à present n’aient jamais eté reproduits par de belles lithographies ou des eaux fortes vibrantes. Je voudrais bien voir ce que diraient les artistes si un graveur comme celui qui a gravé les Velasquez22 en ferait une belle eauforte. C’est égal, je crois que c’est encore plutôt notre devoir de chercher à admirer et à connaitre les chôses pour nous que de les enseigner aux autres. Or les deux peuvent aller ensemble. J’envie aux japonais l’extreme netteté qu’ont toutes choses chez eux. Jamais cela n’est ennuyeux et jamais cela parait fait trop à la hâte. Leur travail est aussi simple que de respirer et ils font une figure en quelques traits surs avec la même aisance comme si c’était aussi simple que de boutonner son gilet. Ah il faut que j’arrive à faire une figure en quelques traits. Cela m’occupera tout l’hiver. Une fois que j’aurai cela je pourrai faire la promenade des boulevards, la rue, un tas de motifs nouveaux. Entre temps que je t’ecris cette lettre j’en ai bien dessiné une douzaine. Je suis sur la piste de la trouver. Mais c’est tres compliqué car ce que je cherche c’est qu’en quelques traits la figure d’homme, de femme, de gosse, de cheval, de chien, ait tete, corps, jambes, bras qui s’emmanchent. à bientot et bonne poignée de main.