ce matin de bonne heure je t’ai dejà écrit1 puis je suis allé continuer un tableau de jardin ensoleillé.–2 Puis je l’ai rentré – et suis ressorti avec une toile blanche et celle là aussi est faite.–3 Et maintenant j’ai encore envie de t’ecrire encore une fois.
Parceque jamais j’ai eu une telle chance, ici la nature est extraordinairement belle. Tout et partout. La coupole du ciel est d’un bleu admirable, le soleil a un rayonnement de souffre pâle et c’est doux et charmant comme la combinaison des bleus celestes et des jaunes dans les Van der Meer de Delft. Je ne peux pas peindre aussi beau que cela mais cela m’absorbe tant, que je me laisse aller sans penser à aucune règle.
Cela me fait 3 tableaux des jardins en face de ma maison.4 Puis les deux cafés.5 Puis les tournesols.6 Puis le portrait de Bock et le mien.7 Puis le soleil rouge sur l’usine8 et les déchargeurs de sable.9 le vieux moulin.10 Laissant les autres etudes de côté tu vois qu’il y a de la besogne de faite.
Mais ma couleur, ma toile, ma bourse est epuisée aujourd’hui completement. Le dernier tableau, fait avec les derniers tubes sur le dernière toile, est un jardin naturellement vert, est peint sans vert proprement dit, rien qu’avec du bleu de prusse et du jaune de chrome. Je commence à me sentir tout autre chôse que ce que j’étais en venant ici, je ne doute plus, je n’hesite plus pour attaquer une chôse et cela pourrait bien encore croitre.
Mais quelle nature.– C’est un jardin public où je suis, tout près de la rue des bonnes petites femmes, et Mouries par exemple n’y entrait guere lorsque pourtant presque journellement nous nous promenions dans ces jardins mais de l’autre côté (il y en a 3).11 Mais tu comprends que juste cela donne un je ne sais quoi de Boccace à l’endroit.12 Ce côté-là du jardin est d’ailleurs pour la meme raison de chastete ou de morale, degarni d’arbustes en fleur tel que le laurier rose. C’est des platanes communs, des sapins en buissons raides, un arbre pleureur et de l’herbe verte. Mais c’est d’une intimité. Il y a des jardins de Monet comme cela.
Tant que tu puisses supporter le poids de toute la couleur, de toile, d’argent que je suis forcé de dépenser, envoie moi toujours. Car ce que je prepare sera mieux que le dernier envoi et je crois que nous y gagnerons au lieu de perdre. Si j’arrive toutefois à faire un tout qui se tienne. Ce que je cherche.
Mais est il absolument impossible que Thomas me prête deux ou trois cents francs sur mes études? Cela m’en ferait gagner plus que mille car je ne saurais te le dire assez, je suis ravi ravi ravi de ce que je vois.
Et cela vous donne des aspirations d’automne,13 un enthousiasme qui fait que le temps passe sans qu’on le sente.– Gare au lendemain de fete, aux mistrals d’hiver.–
Aujourd’hui tout en travaillant j’ai beaucoup pensé à Bernard.– Sa lettre est empreinte de vénération pour le talent de Gauguin – il dit qu’il le trouve un si grand artiste qu’il en a presque peur et qu’il trouve mauvais tout ce que lui, Bernard, fait en comparaison de Gauguin. Et tu sais que cet hiver Bernard cherchait encore querelle à Gauguin.14 Enfin quoi qu’il en soit et quoi qu’il arrive, il est tres consolant que ces artistes-là sont nos amis et j’ose le croire le resteront n’importe comment tournent les affaires.
J’ai tant de bonheur avec la maison – avec le travail – que j’ose encore croire que les bonheurs ne resteront pas seuls mais que tu les partageras de ton côté en ayant de la veine aussi. J’ai lu il y a quelque temps un article sur le Dante, Petrarque, Boccace, Giotto, Botticelli, mon dieu comme cela m’a fait de l’impression en lisant les lettres de ces gens-là.151r:4 Or Petrarque etait ici tout près à Avignon16 et je vois les mêmes cyprès et lauriers roses.
J’ai cherché à mettre quelque chose de cela dans un des jardins peint en pleine pate jaune citron et vert citron.17 Giotto m’a touché le plus – toujours souffrant et toujours plein de bonté et d’ardeur comme s’il vivait deja dans un monde autre que celui ci.–18
Giotto est extraordinaire d’ailleurs et je le sens mieux que les poetes, le Dante, Petrarque, Boccace.
Il me semble toujours que la poesie est plus terrible que la peinture quoique la peinture soit plus sâle et enfin plus emmerdante. Et le peintre en somme ne dit rien, il se tait et je préfère encore cela.
Mon cher Theo lorsque tu auras vu les cyprès, les laurier roses, le soleil d’ici – et ce jour-là viendra, sois tranquille. Encore plus souvent tu penseras aux beaux Puvis de Chavannes, Doux pays19 et tant d’autres.
A travers le côté Tartarin20 et le côté Daumier du pays si drole où les bonnes gens ont l’accent que tu sais, il y a tant de Grec déjà et il y a la Venus d’Arles21 comme celle de Lesbos22 et on sent encore cette jeunesse-là malgré tout.
Je n’en doute pas le moins du monde qu’un jour toi aussi tu connaitras le midi.
Tu iras peut etre voir Claude Monet quant il est à Antibes23 ou enfin tu trouveras une occasion.
Quand il fait du mistral c’est pourtant juste le contraire d’un doux pays ici car le mistral est d’un agaçant.– Mais quelle revanche, quelle revanche lorsqu’il y a un jour sans vent. Quelle intensité des couleurs, quel air pur, quelle vibration sereine.
Demain je vais dessiner jusqu’à ce qu’arrive la couleur.–24 Mais j’y suis arrivé maintenant de parti pris de ne plus dessiner un tableau au fusain. Cela ne sert à rien, il faut attaquer le dessin avec la couleur meme pour bien dessiner.
Ah – l’exposition à la revue independante25 – bon – mais une fois pour toutes – nous sommes trop fumeurs pour mettre le cigare dans la bouche du mauvais côté.26
Nous serons obligés de chercher à vendre pour pouvoir refaire mieux les memes choses vendues, cela c’est parceque nous sommes dans un mauvais metier – mais cherchons autre chose que la joie de rue qui est douleur de maison.27
Cet après midi j’ai eu un public choisi..... de 4 ou 5 maquereaux et une douzaine de gamins qui trouvaient surtout interessant de voir la couleur sortir des tubes. Eh bien ce public-là – c’est la gloire ou plutôt j’ai la ferme intention de me moquer de l’ambition et de la gloire comme de ces gamins-là et de ces voyous des bords du Rhône et de la Rue du Bout d’Arles.–
J’ai été aujourd’hui chez Milliet, il va venir demain ayant prolongé son sejour de 4 jours. Je voudrais que Bernard aille faire son service en Afrique car là il ferait de belles choses et je ne sais encore que lui dire. Il a dit qu’il me ferait l’échange de son portrait pour une étude de moi.
Mais il a dit qu’il n’ose pas faire Gauguin comme je le lui avais demandé parcequ’il se sent trop timide devant Gauguin.28 Bernard est au fond un tel temperament!! il est quelquefois fou et méchant mais certes ce n’est pas moi qui aie le droit de lui reprocher cela parceque je connais trop moi-meme la même névrose et je sais que lui ne me reprocherait pas non plus.– S’il allait en Afrique chez Milliet, Milliet le prendrait certes en amitié. Car Milliet est tres fidèle comme ami et fait si facilement l’amour qu’il méprise l’amour presque.
Que fait Seurat.– Je n’oserais pas lui montrer les etudes deja envoyées mais celles des tournesols et des cabarets et des jardins je voudrais qu’il les voie – je réflechis souvent à son systeme et toutefois je ne le suivrai pas du tout mais lui est coloriste original et c’est la meme chose pour Signac mais à un autre degré, les pointilleurs ont trouvé du neuf et je les aime tout de même bien. Mais moi – je le dis franchement – je reviens plutôt à ce que je cherchais avant de venir à Paris et je ne sais si quelqu’un avant moi aie parlé de couleur suggestive. Mais Delacroix et Monticelli tout en n’en ayant pas parlé l’ont faite.
Mais moi je suis encore comme j’etais à Nunen lorsque j’ai fait un vain effort pour apprendre la musique – alors déjà – tellement je sentais les rapports qu’il y a entre notre couleur et la musique de Wagner.29 Maintenant il est vrai, je vois dans l’impressionisme la résurrection de Eugène Delacroix mais les interpretations étant et divergeantes et un peu irreconciliables ce ne sera pas encore l’impressionisme qui formulera la doctrine. C’est pour cela que je reste moi dans les impressionistes parceque cela ne dit rien et n’engage à rien. et je n’ai pas, là-dedans en copain, à me formuler.–
Mon dieu il faut faire la bête dans la vie, je demande moi du temps pour etudier et toi, est ce que tu demandes autre chôse que cela. Mais je sens que toi tu dois comme moi aimer à avoir la tranquilité nécessaire pour etudier sans parti pris.
Et je crains tant de te l’ôter par mes demandes d’argent.–
Pourtant je calcule tant et aujourd’hui encore je trouvais que pour les dix mètres de toile j’avais calculé juste toutes les couleurs sauf une seule, la fondamentale du jaune. Si toutes mes couleurs finissent en même temps n’est ce pas là une preuve que je sens en somnambule les proportions relatives. C’est comme pour le dessin, je ne mesure presque pas et en cela je suis bien categoriquement opposé à Cormon qui dit que s’il ne mesurait pas il dessinerait comme un cochon.
Je pense que tu as tout de même bien fait d’acheter tant de chassis car il faut en avoir un certain nombre pour pouvoir bien secher les toiles ce qui est leur conservation et moi-même j’en ai un tas ici aussi. Mais il ne faut pas te gêner pour en ôter des chassis pour que le tout ne prenne pas trop de place.
Je paye moi ici les chassis de 30, 25, 20, à raison de fr. 1.50 et les 15, 12, 10, à 1 franc. Si je les fais faire par le menuisier.30
La menuiserie etant fort chère ici, Tanguy en les comptant à ce prix-là doit pouvoir les livrer aussi. Je cherche un cadre pour la toile de 30 carrée en noyer léger à 5 francs et je pense que je l’aurai. Le cadre en chêne lourd pour la toile de 10, portrait, me coûte 5 francs aussi.31
J’ai encore dû commander 5 chassis de 30 pour la nouvelle toile32 qui sont déjà faites et que je dois prendre. cela te prouvera que je ne peux pas être sans quelque argent à cette epoque de travail.
2r:8
Il y a une consolation que nous sommes dans les matieres premieres toujours et ne speculons pas mais ne cherchons qu’à produire.33 Et alors nous ne pouvons mal tourner.
J’espère que cela sera comme cela et si je suis dans la necessité fatale d’user et ma couleur et ma toile et mon portemonaie saches bien que ce n’est pas encore par là que nous puissions perir.
Meme si de ton côté si tu uses ton portemonnaie et ce qu’il y a dedans c’est certes mauvais mais dis moi tranquillement: il n’y en a plus, alors il y en aura encore par ce que j’aurai fait avec.
Mais – me diras tu comme de juste – en attendant? En attendant – je ferai du dessin car c’est plus commode de ne faire que dessiner que de peindre.
Je te serre bien la main. Quelles journees que celles ci, non pas par les evenementsa mais je sens tellement que toi comme moi nous ne sommes pas de la decadence ni des finis encore et ne le serons pas dans la suite.
Mais tu sais je ne contredis pas aux critiques qui diront que mes tableaux ne sont pas – finis.34 Je te serre la main et à bientot.
t. à t.
Vincent
J’ai moi aussi lu Cesarine de Richepin – j’aime bien ce que dit la femme dite toquée, la vie tout entière c’est des equations bien faites.35