ta lettre m’a fait bien plaisir et aujourd’hui j’ai le loisir de te répondre tranquillement.1 Ainsi ta visite à Paris a bien réussie, je voudrais bien que l’année prochaine tu viennes ici également. Dans ce moment je suis en train de meubler l’atelier de façon à pouvoir toujours loger quelqu’un. Car il y a 2 petites pieces en haut qui donnent sur un jardin public tres joli et où le matin on peut apercevoir le soleil levant. Une de ces pieces je l’arrangerai pour loger un ami et l’autre sera pour moi.
Là je veux rien que des chaises de pailles et une table et un lit en bois blanc. Les murs blanchis à la chaux, le carreau rouge. Mais j’y veux un grand luxe de portraits et d’etudes peintes de figures que je compte faire à fur et à mesure. J’en ai un pour commencer, le portrait d’un jeune impressioniste Belge, je l’ai peint un peu en poète, la tête fine & nerveuse se détachant sur un fond de ciel de nuit d’un outremer profond avec les scintillements des étoiles.2
Maintenant l’autre chambre je la voudrais presque élégante avec un lit en noyer à couverture bleue.
Et tout le reste, la table à toilette et la commode également en noyer mat. Dans cette toute petite pièce je veux, à la japonaise, fourrer au moins 6 très grandes toiles, surtout les énormes bouquets de tournesols.3 Tu sais que les Japonais cherchent instinctivement des contrastes et mangent des piments sucrés, des bonbons salés et des glaces frites et des fritures glacées.4 Alors aussi dans une grande chambre il faudrait probablement selon le même système ne mettre que de forts petits tableaux mais dans une toute petite piece on en mettra beaucoup de grands.
J’espère que le jour viendra où je pourrai te montrer ce beau pays d’ici.
Je viens de terminer une toile qui représente un interieur de café la nuit éclairé par des lampes. Quelques pauvres rodeurs de nuit dorment dans un coin. La salle est peinte en rouge et là-dedans sous le gaz le billard vert qui projette une immense ombre sur le plancher. Dans cette toile il y a 6 ou 7 rouges differents, depuis le rouge sang jusqu’au rose tendre, faisant opposition à autant de verts pâles ou foncés.5
J’en ai aujourd’hui envoye un dessin à Theo qui est comme un crepon Japonais.6
Theo m’a écrit qu’il t’a donné des japonaiseries.7 C’est certes le moyen le plus pratique pour arriver à comprendre la direction qu’actuellement a prise la peinture. colorée et claire.
Pour moi ici je n’ai pas besoin de Japonaiseries car je me dis toujours qu’ici je suisau Japon. Que conséquemment je n’ai qu’à ouvrir les yeux et à peindre droit devant moi ce qui me fait de l’effet.8
As tu vu chez nous un tout petit masque de femme japonaise souriante et grasse? il est bien surprenant d’expression ce petit masque-là.9
Y aurais tu pensé d’emporter pour toi un tableau de moi. je l’espère et je suis assez intrigué pour savoir lequel tu aurais choisi.10 J’avais moi pensé que tu aurais pris les cabanes blanches sous le ciel bleu dans de la verdure que j’ai faites à Stes Maries au bord de la Mediterranée.11
je devrais déjà être retourné à Stes Maries maintenant qu’il y a du monde sur la plage. mais enfin, j’ai tellement à faire ici meme.
Je veux maintenant absolument peindre un ciel étoilé. Souvent il me semble que la nuit est encore plus richement coloré que le jour, colorée des violets, des bleus et des verts les plus intenses.
Lorsque tu y feras attention tu verras que de certaines étoiles sont citronnées, d’autres ont des feux roses, verts, bleus myosotys. Et sans insister davantage il est évident que pour peindre un ciel étoilé il ne suffise point du tout de mettre des points blancs sur du noir bleu.
Ma maison ici est peinte en dehors en jaune beurre frais à volets verts cru et elle est en plein soleil sur la place où il y a un jardin vert de platanes, de lauriers roses, d’accacias. En dedans elle est toute blanchie à la chaux et le sol est en briques rouges. Et le ciel bleu intense dessus. Là-dedans je peux vivre et respirer moi et réflechir et peindre. Et il me semble que j’irais plus loin dans le Sud plutôt que de remonter vers le nord puisque j’ai trop grand besoin de la forte chaleur pour que mon sang circule normalement. Ici je me porte bien mieux qu’à Paris.
Or je n’en doute guère que pour toi aussi tu aimerais enormement le midi.
C’est le soleil qui ne nous a jamais assez pénétré, nous autres du nord.
Il y a déjà plusieurs jours que j’ai commencé cette lettre jusqu’ici et je reprends maintenant.
j’ai été interrompu justement par le travail que m’a donné de ces jours ci un nouveau tableau réprésentant l’extérieur d’un café le soir. Sur la terrasse il y a de petites figurines de buveurs. Une immense lanterne jaune éclaire la terrasse, la devanture, le trottoir, et projette meme une lumiere sur les pavés de la rue, qui prend une teinte de violet rose. Les pignons des maisons d’une rue qui file sous le ciel bleu constellé d’etoiles sont bleus foncés ou violets avec un arbre vert.– Voila un tableau de nuit sans noir. rien qu’avec du beau bleu et du violet et du vert, et dans cet entourage la place illuminée se colore de souffre pâle, de citron vert.12 Cela m’amuse enormement de peindre la nuit sur place. Autrefois on dessinait et peignait le tableau le jour d’après le dessin. Mais moi je m’en trouve bien de peindre la chôse immediatement. Il est bien vrai que dans l’obscurité je peux prendre un bleu pour un vert, un lilas bleu pour un lilas rose puisqu’on ne distingue pas bien la qualité du ton. Mais c’est le seul moyen de sortir de la nuit noire conventionelle avec une pauvre lumière blafarde et blanchâtre alors que pourtant une simple bougie déjà nous donne les jaunes, les orangés les plus riches.13 J’ai aussi fait un nouveau portrait de moi-même comme étude où j’ai l’air d’un japonais.14 Tu ne m’as jamais dit si tu avais lu Bel ami de Guy de Maupassant et ce que tu penses maintenant en general de son talent. Je dis cela parceque le commencement de Bel ami est justement la description d’une nuit étoilée à Paris avec les cafés illuminés du Boulevard15 et c’est à peu près ce même sujet que je viens de peindre maintenant.
Parlant de Guy de Maupassant, je trouve bien beau ce qu’il fait et je te recommande bien de lire tout ce qu’il a fait.– Zola – Maupassan, de Goncourt, il faut les avoir lu aussi complètement que possible pour voir un peu clair dans le roman moderne. As tu lu du Balzac, je le relis encore ici.
Ma chère soeur je crois que actuellement il faut peindre les aspects riches et magnifiques de la nature, nous avons besoin de gaité et de bonheur, d’esperance et d’amour.
Plus je me fais laid, vieux, mechant, malade, pauvre, plus je veux me venger en faisant de la couleur brillante, bien arrangée, resplendissante.
Les byjoutiers sont vieux et laids aussi avant de savoir bien arranger les pierres précieuses. Et arranger les couleurs dans un tableau pour les faire vibrer et valoir par leur opposition cela c’est quelque chôse comme d’aranger les bijoux ou – d’inventer des costumes.
Tu vas voir qu’en regardant habituellement maintenant les japonaiseries tu aimeras encore davantage à faire des bouquets, à travailler dans les fleurs. Je dois finir cette lettre si je veux la faire partir aujourd’hui. Je serai tres content d’avoir le portrait de la mère dont tu parles, n’oublie donc pas de me l’envoyer.16 Dis lui bien des chôses de ma part à la mère, je pense souvent à vous deux et j’en suis bien content de ce que maintenant tu connais un peu mieux notre vie. Je crains bien que Theo se trouvera trop seul. mais de ces jours ci il aura un peintre impressioniste Belge, celui dont je te parle plus haut, qui viendra passer un temps à Paris. Puis il y aura beaucoup d’autres peintres qui vont bientot rentrer à Paris avec leurs études faites pendant la belle saison.