Je reçois votre lettre au moment où j’allais vous écrire.
1 Excusez si j’écris si peu souvent et si court. Je m’ennuie terriblement et je souffre de l’estomac; nous avons de la pluie constamment. Je travaille et je ne fais rien, en ce sens que je dessine de la main, de la tête et de coeur en vue de ce que je veux faire plus tard. Oui vous avez raison de vouloir de la peinture avec une coloration suggestive d’idées poetiques et en ce sens je suis d’accord avec vous avec une différence. Je ne connais pas d’
idées poétiques, c’est probablement un sens qui me manque. Je trouve TOUT poetique et c’est dans les coins de mon coeur qui sont parfois mysterieux que j’entrevois la poesie. Les formes et les couleurs conduites en harmonies produisent d’elles mêmes une poesie. Sans me laisser surprendre par le motif je ressens devant le tableau d’un autre une sensation qui m’amène à un état poetique selon que les forces intellectuelles du peintre s’en dégagent.
2 Inutile d’ergoter là-dessus; nous en causerons longuement. À ce propos je suis bien chagrin d’être retenu à Pont Aven; chaque jour la dette augmente et rend mon voyage de plus en plus improbable. C’est un long calvaire à parcourir que la vie d’artiste! et c’est peut-être ce qui nous fait vivre. La passion vivifie et nous mourons lorsqu’elle n’a plus d’aliment. Quittons
1v:2 ces sentiers remplis de buissons épineux, ils ont pourtant leur poésie sauvage.
J’étudie le petit Bernard
3 que je connais moins que vous; je crois que vous lui ferez du bien et il en a besoin. Il a naturellement souffert et il débute dans la vie rempli de fiel, entrainé à voir le mauvais côté de l’homme. J’espère qu’avec son intelligence et son amour de l’art il s’apercevra un jour que la bonté est une force contre les autres et une consolation pour nos malheurs propres. Il vous aime et vous estime, vous pouvez donc avoir une bonne influence sur lui.– Nous avons besoin d’être très unis de coeur et d’intelligence si nous voulons que l’avenir nous mette à notre vraie place.