hier j’ai encore passé la journée avec ce Belge – qui a aussi une soeur dans les vingtistes1 – – il ne faisait pas beau temps mais c’etait une bien bonne journée pour la causerie, nous nous sommes promenés et avons tout de même encore vu de bien belles chôses aux courses de taureaux et hors la ville. Nous avons plus sérieusement causé du plan que si moi je garde un logement dans le midi, lui devrait bien fonder une espèce de station dans les charbonnages.2 Qu’alors Gauguin et moi et lui dans des cas où l’importance d’un tableau motiverait le voyage pourrions changer de place – tantôt étant dans le nord mais en pays connu où l’on a un ami, tantôt dans le midi. Tu le verras sous peu ce jeune homme à mine Dantesque car il va venir à Paris et en le logeant, si la place est libre, tu feras bien pour lui.3 il est bien distingué d’extérieur et il le deviendra je crois dans ses tableaux. Il aime Delacroix et nous avons bien causé de Delacroix hier, justement il connaissait l’esquisse violente de la barque du Christ.41v:2
Eh bien, grâce à lui – j’ai enfin une première esquisse de ce tableau que depuis longtemps je rêve – le poète.–5 Il me l’a posé. Sa tête fine au regard vert se détache dans mon portrait sur un ciel étoilé outremer profond, le vêtement est un petit veston jaune, un col de toile écrue, une cravate bigarrée. Il m’a donné deux séances dans une seule journée.
Hier j’ai reçu une lettre de la soeur qui a vu bien des chôses. Ah si elle pouvait marier un artiste ce ne serait pas mauvais.
Enfin, il faut continuer à l’engager à démeler sa personalité plutôt que ses capacités artistiques.
J’ai fini l’immortel de Daudet – j’aime assez le mot du sculpteur Védrine qui dit qu’arriver à la gloire c’est quelquechose comme en fumant de fourrer dans sa bouche le cigare par le bout allumé.6
Maintenant decidemment j’aime moins, bien moins l’immortel que Tartarin.7
Tu sais il me semble que l’immortel est pas aussi beau comme couleur que Tartarin car cela me fait penser avec ces tas d’observations subtiles et justes aux désolants tableaux de Jean Béraud,8 si secs, si froids. Or Tartarin est si réellement grand – d’une grandeur de chef d’oeuvre ainsi que l’est Candide.9
Je voudrais beaucoup te prier d’exposer à l’air autant que possible mes études d’ici qui ne sont pas encore sèches au fond.10 Si elles restaient enfermées ou à l’obscurité les couleurs y perdraient. Ainsi le portrait de jeune fille.11la moisson (paysage étendu avec la ruine au fond et la chaine des Alpines),12 la petite marine,13 le jardin à l’arbre pleureur et aux buissons de conifères,14 si tu pouvais les mettre sur des chassis ce serait bon. à ceux là j’y tiens un peu.
Tu vois bien par le dessin de la petite marine15 que celle là est la plus fouillée.
Je fais faire 2 cadres en chêne pour ma nouvelle tete de paysan et pour mon étude de Poète.16 Ah, mon cher frère, quelquefois je sais tellement bien ce que je veux. Je peux bien dans la vie et dans la peinture aussi me passer de bon Dieu mais je ne
1r:4 puis pas, moi souffrant, me passer de quelque chose plus grand que moi qui est ma vie, la puissance de créer.
Et si frustré dans cette puissance physiquement, on cherche à créer des pensées au lieu d’enfants, on est par là bien dans l’humanité pourtant. Et dans un tableau je voudrais dire quelque chose de consolant comme une musique. Je voudrais peindre des hommes ou des femmes avec ce je ne sais quoi d’éternel dont autrefois le nimbe était le symbole et que nous cherchons par le rayonnement même, par la vibration de nos colorations.
Le portrait ainsi conçu ne devient pas de l’Ary Scheffer parcequ’il y a un ciel bleu derriere comme dans le Saint Augustin.17 Car coloriste, Ary Scheffer l’est si peu.
Mais ce serait plutot d’accord avec ce que cherchait et trouvait Eug. Delacroix dans son Tasse en prison18 et tant d’autres tableaux représentant un homme vrai. Ah le portrait – le portrait avec la pensée, l’âme du modèle – cela me parait tellement devoir venir.
Nous avons beaucoup causé hier, le Belge et moi, des avantages et desavantages d’ici. Nous sommes bien d’accord sur les deux. Et sur l’immense interêt que cela presenterait pour nous de pouvoir changer, tantôt le nord, tantôt le midi. Lui va encore rester avec Mac Knight pour raisons de vivre à meilleur marché.19
Cela a je crois pour lui pourtant un désavantage car vivre avec un fainéant rend fainéant. Je crois que tu te plairas à le rencontrer, il est encore jeune.20 Je crois qu’il te demandera conseil pour acheter des crepons japonais et des lithographies de Daumier. Pour ces dernières, les Daumier, il serait bon d’en prendre encore parceque plus tard nous ne pourrons plus les trouver.
Le belge disait qu’il payait avec McKnight 80 francs de pension.21 Quelle différence donc en vivant ensemble – moi j’ai à payer 45 par mois rien que pour mon logement.22 Et alors je reviens toujours au même calcul, qu’avec Gauguin je ne depenserai pas plus qu’à moi seul et cela sans en souffrir.
Maintenant il est à considérer qu’eux ils étaient fort mal logés, non pour leurs lits mais pour la possibilité de travailler chez eux.
Je suis ainsi toujours entres deux courants d’idées, les premières les difficultés materielles, se tourner et se retourner pour se créer une existence, et puis l’étude de la couleur. J’ai toujours l’espoir de trouver quelque chôse là-dedans. Exprimer l’amour de deux amoureux par un mariage de deux complémentaires, leur melange et leurs oppositions, les vibrations mystérieuses des tons rapprochés. Exprimer la pensée d’un front par le rayonnement d’un ton clair sur un fond sombre. Exprimer l’espérance par quelqu’étoile. L’ardeur d’un être par un rayonnement de soleil couchant. Ce n’est certes pas là du trompe l’oeil realiste mais n’est ce pas une chôse réellement existante. à bientôt, je te dirai encore quand pourrait passer le belge car je le reverrai demain.
Poignée de main.
t. à t.
Vincent
le belge a dit qu’ils ont à la maison un de Groux, l’esquisse de la benedicité du musée de Bruxelles.23
le portrait du belge a quelque chôse comme le portrait de Reid que tu as,24 comme exécution.