Voudrais tu demander à Tasset son opinion sur la question suivante. à moi il me semble que plus une couleur est broyée fine, plus aussi elle est saturée d’huile. Or nous n’aimons pas enormement l’huile, cela va sans dire.1
Si on peignait comme Monsieur Gerome et les autres trompe l’oeil photographiques nous demanderions sans doute des couleurs broyées très fines. Au contraire nous ne detestons pas que la toile ait un aspect fruste.
Si donc au lieu de faire broyer sur la pierre pendant dieu sait combien d’heures la couleur on la broyait juste le temps qu’il faut pour la rendre maniable sans tant s’occuper de la finesse du grain, on aurait des couleurs plus fraîches, peutêtre noircissant moins. S’il veut en faire un essai avec les 3 chromes, le veronèse, le vermillon, la mine orange, le cobalt, l’outremer, je suis presque sûr qu’à bien moins de frais j’aurais des couleurs et plus fraiches et plus durables. Alors à quel prix. Je suis sûr que cela doit pouvoir se faire. Probablement pour les garances, l’emeraude, qui sont transparentes, aussi.
Maintenant j’en suis au quatrième tableau de tournesols.
Ce quatrieme est un bouquet de 14 fleurs et est sur fond jaune2 comme une nature morte de coings et de citrons que j’ai fait dans le temps.3
Seulement comme c’est beaucoup plus grand4 cela produit un effet assez singulier et je crois que cette fois ci c’est peint avec plus de simplicité que les coings et citrons. Est ce que tu te rapelles que nous avons un jour vu à l’hôtel Drouot un Manet bien extraordinaire, quelques grosses pivoines roses et leurs feuilles vertes sur un fond clair.5 Aussi dans l’air et aussi fleur que n’importe quoi et pourtant peint en pleine pâte solide et pas comme Jeannin.
Voila ce que j’appellerais Simplicité de technique.– Et je dois te dire que de ces jours ci je m’efforce à trouver
1v:3 un travail de la brosse sans pointillé ou autre chose, rien que la touche variée. Mais un jour tu verras.
Quel dommage que la peinture coûte si chère. Cette semaine j’avais de quoi me gener moins que les autres semaines, je me suis donc laisser aller. J’aurai dépensé le billet de cent dans une seule semaine mais au bout de cette semaine j’aurai mes quatre tableaux6 et même si j’ajoute le prix de toute la couleur que j’ai usée la semaine n’aura pas râtée. Je me suis levé fort de bonne heure tous les jours, j’ai bien diné et bien soupé, j’ai pu travailler assidument sans me sentir faiblir. Mais voilà, nous vivons dans des jours où ce que l’on fait n’a pas cours, non seulement on ne vend pas mais comme tu le vois avec Gauguin, on voudrait emprunter sur des tableaux faits et on ne trouve rien meme lorsque ces sommes sont insignifiantes et les travaux importants. Et voilà comment nous sommes livrés à tous les hasards.
Et de notre vie je crains que cela ne changera guère.
Pourvu que nous préparions des vies plus riches à des peintres qui marcheront sur nos traces, ce serait déjà quelque chôse.
La vie est pourtant courte et surtout le nombre d’annees où l’on se sent fort assez pour tout braver. Enfin, il est à redouter qu’aussitot que la nouvelle peinture sera appréciée les peintres se ramolliront. Dans tous les cas voilà ce qu’il y a de positif, ce ne sont pas nous autres d’à présent qui sommes la décadence. Gauguin et Bernard parlent maintenant de faire “de la peinture d’enfant”. J’aime mieux cela que la peinture des décadents. Comment se fait il que les gens voient dans l’impressionisme quelque chose de décadent. C’est pourtant bien le contraire. J’inclus un mot pour Tasset. La différence de prix devrait être tres considérable et il va sans dire que j’espère me servir de moins en moins de couleurs broyées fines. Je te serre bien la main. (une des decorations de soleils sur fond bleu de roi est “auréolée” c.à.d. chaque objet est entourée d’un trait coloré de la complémentaire du fond sur lequel il se detache).7 à bientôt.