1*hier j’ai passé la soirée 2avec ce sous lieutenant et il compte 3partir Vendredi d’ici alors il s’arrêtera 4une nuit à Clermont et de Clermont 5il t’enverra une dépêche pour te 6dire par quel train il arrive. Dimanche 7matin selon toutes probabilités_
8Le rouleau qu’il t’apportera contient 936 études/1 dans le nombre il y en a beaucoup 10dont je suis desespérement mécontent et 11que pourtant je t’envoie lorsquea cela te 12donnera quand même une idée vague 13de bien beaux motifs dans la nature.
14il y a par exemple une pochade que 15j’ai faite de moi chargé de boites/ de batons/ 16d’une toile/ sur la route ensoleillée 17de Tarascon/2 il y a une vue du Rhône 18où le ciel et l’eau sont d’une couleur 19d’absinthe avec un pont bleu et 20des figures de voyous noires/3 il y a 21le semeur/4 un lavoir/5 et d’autres encore tout 22à fait mal venus et inachevés/ surtout 23un grand paysage avec des brousailles_6
24Qu’est devenu le Souvenir de Mauve/7 25n’en ayant plus entendu parler j’ai été 26porté à croire que Tersteeg t’aurait dit 27quelquechose de desagréable pour faire savoir qu’on le 28refuserait ou autre misère. Naturellement 29je ne m’en ferais pas de mauvais sang dans 30ce cas_
31Je travaille dans ce moment à une etude 32comme ceci
33des bateaux 34vu d’en haut 35d’un quai/ 36les deux 37bateaux 38sont d’un 39rose violacé/ l’eau est très verte/ pas de 40ciel/ un drapeau tricolore au mât_ 41Un ouvrier avec une brouette décharge du sable.8 42J’en ai aussi un dessin.9 As tu reçu les trois 43dessins du jardin_10 On finira par ne plus les 44prendre à la poste parceque le format est trop grand.
45Je crains que je n’aurai pas un bien beau 46modèle de femme. elle avait promis puis 47elle a à ce qui parait gagné des sous en
1v:3 48faisant la noce et a mieux à faire_ 49Elle était extraordinaire/ le regard était comme 50celui de Delacroix. et une tournure bizarre 51primitive. Je prends les chôses avec patience 52faute de voir d’autres moyens de les supporter 53mais c’est agaçant cette contrariété continuelle 54avec les modèles. J’espère faire de ces jours ci 55une étude de lauriers roses.11 Si on peignait 56lisse comme Bouguereau les gens n’auraient 57pas honte de se laisser peindre mais je crois 58que cela m’a fait perdre des modèles qu’on 59'trouvait que c’etait “mal fait”/ce n’était 60quedes tableauxpleins de peinture que 61je faisais_– Alors les bonnes putains 62ont peur de se compromettre et qu’on se 63moquera de leur portrait. Mais il y a de 64quoi se décourager presque quant on sent qu’on 65pourrait faire des chôses si les gens avaient 66plus de bonne volonté. Je ne peux pas me 67résigner à dire “les raisins sont verts”/12 je ne m’en 68console pas de ne pas avoir plus de modèles_ 69Enfin il faut patienter et en rechercher d’autres.
70Maintenant la soeur viendra bientôt passer un 71temps avec toi/ je n’en doute pas qu’elle 72s’amusera.13
73C’est une perspective assez triste de devoir se 74dire que jamais peutêtre la peinture que je fais 75aura une valeur quelconque_ Si cela valait ce que 76cela coute je pourrais me dire/ 77je ne me suis jamais occupé de l’argent_
78Mais dans les circonstances présentes au contraire 79on en absorbe_ Enfin et tout de même il faut encore 80continuer et chercher à mieux faire.
81Bien souvent il me semble plus sage d’aller chez 82Gauguin au lieu de lui recommander la vie d’ici/ 83je crains tant qu’au bout du compte il ne se 84plaigne d’avoir été dérangé_ Ici cela nous sera-t-il 85possible de vivre chez nous/ pourrons nous arriver 86à joindre les deux bouts. lorsqueb cela c’est un essai nouveau_ 87Or en Bretagne nous pouvons calculer ce que 88cela coutera et ici je n’en sais rien. Je 89continue à trouver la vie assez chère et on n’avance 90guère avec les gens. Ici il y aurait des 91lits et quelques meubles à acheter puis 92les frais de son voyage et tout ce qu’il doit_ 93Cela me parait risquer plus que de 94juste lorsque en Bretagne Bernard et lui 95dépensent si peu. Enfin il faudra bientôt 96se décider et de mon côté je n’ai pas de 97preferences_ C’est la simple question 98de decider où nous avons le plus de 99chance de vivre à bon marché_
100Je dois écrire encore aujourd’hui à Gauguin 101pour lui demander ce qu’il paye des modèles 102et pour savoir s’il y en a. Voilà si on se fait 103vieux il faut bien rayer ce qui est illusion et 104calculer avant de se lancer dans les chôses_ 105Et si on peut croire étant plus jeune que 106par le travail assidu on puisse suffire à ses besoins/ 107cela devient de plus en plus douteux actuellement_ 108J’ai encore dit cela à Gauguin dans ma 109dernière lettre. que si on peignait comme Bouguereau 110qu’alors on pouvait espérer de gagner – mais que le public 111ne changera jamais et n’aime que les choses 112douces et lisses_ Avec un talent plus austère 113il faut pas compter sur le produit de 114son travail, la plupart des gens intelligents assez 115pour comprendre et aimer les tableaux impressionistes 116sont et resteront trop pauvres pour acheter. 117Est ce que Gauguin ou moi travaillerons 118moins pour cela – non – mais nous serons 119obligés d’accepter la pauvreté et l’isolement 120social de parti pris. Et pour commencer 121installons nous là où la vie coûte le 122moins_ Tant mieux si le succes vient/ 123tant mieux si un jour nous nous trouvions 124plus au large.
125ce qui me frappe le plus au coeur dans l’oeuvre de Zola 126c’est cette figure de Bongrand-Jundt_–
127C’est si vrai ce qu’il dit: Vous croyez/ malheureux/ 128que lorsque l’artiste a conquis son talent et 129sa reputation/ qu’alors il est à l’abri?
130Au contraire alors il lui est defendu désormais 131de produire une chôse pas tout à fait bien_ 132Sa réputation même l’oblige à soigner 133d’autant plus son travail que les chances de 134vente se rarifient. Au moindre signe de 135faiblesse toute la meute jalouse lui tombe 136dessus et demolit justement cette reputation 137et cette foi qu’un public changeant et perfide 138momentanément a eue en lui.14
139Plus fort que cela est ce que dit Carlyle_ 140Vous connaissez les lucioles qui au Brésil 141sont si lumineux que les dames le soir les 142piquent avec des epingles dans leur chevelure_ 143C’est très beau la gloire mais là/ voilà/ 144c’est à l’artiste ce que l’épingle de 145toilette est à ces insectes.
146Vous voulez réussir et briller/ savez vous au 147juste ce que vous désirez_15
148Or j’ai en horreur le succes/ je crains 149le lendemain de fête d’une réussite des 150impressionistes/ les jours difficiles déjà de 151maintenant nous paraîtront plus tard 152“le bon temps.”
153Eh bien Gauguin et moi nous devons 154prévoir/ nous devons travailler à 155avoir un toit sur la tête/ des lits/ 156l’indispensable enfin pour soutenir 157le siege de l’insuccès qui durera 158toute notre existence.
159et nous devons nous fixer dans l’endroit 160le moins cher_ Alors nous aurons la 161tranquilité necessaire de produire beaucoup/ 162même en vendant peu ou pas.
163mais si les dépenses excedaient les revenus 164nous aurions tort de trop esperer que tout 165s’arrangera par la vente de nos tableaux. 166Nous serions au contraire obligés de nous 167en défaire à tout prix au mauvais moment.
168Je conclus_ Vivre à peu près en moines 169ou ermites avec le travail pour passion 170dominatrice/ avec resignation du bien être_ 171La nature/ le beau temps d’ici/ cela c’est 172l’avantage du midi_ Mais je crois que jamais 173Gauguin renoncera à la bataille Parisienne/ 174il a cela trop au coeur et croit plus que 175moi à un succes durable. Cela ne me fera 176pas du mal/ au contraire je me desespere 177peut etre trop. Laissons lui donc cette illusion 178mais sachons que ce qu’il lui faudra toujours 179c’est le logement et le pain quotidien et la 180couleur. C’est là le defaut de sa cuirasse 181et c’est parce qu’il s’endette 182maintenant qu’il serait foutu d’avance. 183Nous autres en lui venant en aide 184lui rendons la victoire parisienne en 185effet possible_
186Si j’avais les mêmes ambitions que lui 187nous ne nous accorderions probablement 188pas. Mais je ne tiens ni à ma réussite 189ni à mon bonheur/ je tiens à la durée 190des entreprises energiques des impressionistes/ 191je tiens à cette question d’asile et de pain 192quotidien pour eux. Et je m’en fais un 193crime d’en avoir lorsque avec la même 194somme deux peuvent vivre_
195Si on est peintre ou bien vous passez 196pour un fou ou bien pour un riche_ Une 197tasse de lait vous revient à un franc/ 198une tartine à deux et les tableaux ne se vendent 199pas. Voilà ce pourquoi il faut se combiner 200comme faisaient les vieux moines/ les 201frères de la vie commune de nos bruyères 202Hollandaises.16 Je m’aperçois déjà que Gauguin 203espère la réussite – il ne saurait se passer de 204Paris/ il n’a pas la prévoyance de l’infini 205de la gêne. Tu conçois combien cela 206m’est absolument égal dans ces circonstances 207de rester ici ou de m’en aller. Il faut lui 208laisser faire sa bataille. il la gagnera d’ailleurs_ 209Trop loin de Paris il se croirait inactif_ 210Mais gardons pour nous l’absolue indifférence 211pour ce qui est succes ou insucces. J’avais 212commencé à signer les toiles mais je me suis vite arrêté/ 213cela me semblait trop bête_ Sur une marine il y a 214une tres exorbitante signature rouge parceque je 215voulais une note rouge dans le vert.17 Enfin 216tu les verras bientôt. Fin semaine sera un peu 217raide j’espère donc plutôt avoir ta lettre 218un jour plus tot qu’un jour plus tard.