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Mon cher Theo,
j’aurai à te remercier de bien des choses, d’abord de ta lettre et du billet de 50 fr. qu’elle contenait, mais ensuite également de l’envoi de couleurs & toile que j’ai été prendre à la gare (la laque géranium est arrivée aussi),1 enfin encore du livre de Cassagne2 et de La fin de Lucie Pellegrin.3 Si Tasset divisait mieux ses paquets il y aurait différence dans le prix de transport, on avait cette fois ci compté 3 collis dont deux d’un poids excédant 5 kilos. En retenant quelques tubes le tout aurait couté 5 francs environ. Enfin je suis toujours bien content de les avoir.
Lucie Pellegrin est très beau, c’est bien sur le vif puis cela reste elegant et c’est touchant car cela garde le grand côté humain. Pourquoi serait-il défendu de traiter ces sujets,4 les organes sexuels maladifs et surexités cherchent des voluptés, des tendresses à la Vinci. Pas moi qui par exemple n’ai guere vu que des espèces de femmes à 2 francs originalement destinées à des Zouaves. Mais les gens qui ont le loisir de faire l’amour cherchent du Vinci mysterieux.– Je comprends que ces amours ne seront pas compris toujours par tout le monde.
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Mais au point de vue du permis on pourrait même écrire des livres traitant des errements du sexe maladif plus graves que les pratiques des Lesbiennes, qu’encore ce serait aussi permis que d’ecrire sur ces histoires-là des documents medicaux, des descriptions chirurgicales.
Enfin droit et justice à part, une jolie femme est une merveille vivante, lorsque le tableau du Vinci ou du Corrège n’existe qu’à d’autres titres. Pourquoi suis je si peu artiste que je regrette toujours que la statue, le tableau ne vivent pas. Pourquoi conçois je mieux le musicien, pourquoi vois je mieux la raison d’être de ses abstractions. Je t’enverrai première occasion une gravure d’après un dessin de Rowlandson representant deux femmes, beau comme Fragonard ou Goya.5
Maintenant nous avons une très glorieuse forte chaleur sans vent ici qui fait bien mon affaire. Un soleil, une lumiere que faute de mieux je ne peux appeler que jaune – jaune souffre pâle, citron pâle, or. Que c’est beau le jaune! Et combien je verrai mieux le nord.– Ah je souhaite toujours que le jour viendra où tu verras et sentiras le soleil du midi.
En fait d’études j’ai deux etudes de chardons dans un terrain vague, des chardons blancs de la fine poussière du chemin.6
puis une petite étude d’une halte de forains, voitures rouges et vertes,7 egalement une petite etude  1v:3 de wagons du Paris Lyon Mediterranee8 lesquelles deux dernieres études ont été approuvées comme “bien dans la note moderne” par le jeune émule du brav’ général Boulanger, le très brillant sous lieutenant Zouaves.9
Ce vaillant militaire a laissé en plan l’art du dessin aux mystères duquel je m’efforcais de l’initier mais pour une raison plausible car inopinément il a dû passer un examen pour lequel je crains qu’il etait rien moins que preparé. Supposant que le jeune Francais susmentionné dise toujours la vérité, il aurait étonné les examinateurs par l’aplomb de ses réponses, aplomb qu’il se serait affermi par la veille de l’examen passé dans un bordel. Comme dit je crois François Coppée dans un sonnet, on peut au sujet de “mon lieutenant sur le chemin” avoir “un doute qui nous désespère”.
car, continue Coppée.... “je pense à notre défaite”.10 N’empêche que je n’ai pas à me plaindre de lui et si c’est vrai qu’il sera lieutenant sous peu on doit lui reconnaitre de la chance. litteralement il ressemble au brav’ General au point de vue d’avoir beaucoup frequenté les bonnes femmes dites de café concert.
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Suffit que je t’écrirai ou même il t’enverra un télégramme pour te dire par quel train le 16 ou 17 il arrive.11 Il te donnera alors les études peintes ce qui nous épargnera les frais de transport. D’ailleurs il me doit bien cela pour mes leçons. Il ne fera que passer une ou deux journees à Paris allant dans le Nord mais à son retour il s’y arrêtera plus longtemps.
C’est certes après tant de froideur encore assez gentil de l’oncle de t’avoir fait un legs12 mais difficilement je peux me fourrer dans la tête que C.M. et lui ne t’aient pas un peu condamné à des travaux forcés à perpétuité en refusant de te fournir en te prêtant le capital nécessaire pour t’établir à ton compte.13 Cela demeure une grave faute de leur part. Mais je n’insiste pas. Raison de plus de chercher à faire le plus possible en art si en tant qu’argent on sera toujours relativement gêné. Enfin mon cher frère dans ce moment tu étais prêt de ton côté pour t’établir, conséquemment tu as plein droit de sentir que tu as fait ton devoir de ton côté. Cette affaire des impressionistes considerés dans leur ensemble, tu la tenais avec leur aide. Sans leur aide l’affaire ne se fait pas ou se fera d’une autre manière. Si tu n’as pas gagné, tu as mérité, or lorsque les hollandais confondent toujours ces deux questions si differentes n’ayant que leur mot “verdienen” dans les deux cas, tant pis pour eux.14
j’ecris encore un petit mot à Mouries, tu le liras. et te serre bien la main.

t. à t.
Vincent

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