1*Je te remercie beaucoup 2d’avoir envoyé la toile et les couleurs qui 3viennent d’arriver.1
4Il y avait cette fois ci fr 9.80 de transport à payer/ 5aussi n’irai je les prendre qu’après avoir reçu 6ta prochaine lettre/ n’ayant pas l’argent dans ce 7moment.– Seulement il faut vérifier 8si Tasset qui la plupart des cas affranchit 9et certes alors marque l’affranchissement sur 10sa facture/ s’en abstient dans le cas 11présent. Egalement j’ai payé pour 12l’avantdernier envoi fr 5.60 13et si donc sur l’avant derniere facture il y 14aurait marquées des frais de transport ce serait de trop.2 15Maintenant s’il avait fait 2 16envois separés (d’habitude le prix de transport 17est de 3 francs environ) de cet envoi-ci 18on n’aurait eu à payer que f_ 5.60_
19Pourvu que sur ces 10 mètres toile je ne peins 20que des chefs d’oeuvre d’un demi mètre de 21'dimension lesquels je vendrai comptant et 22à un prix exorbitant à l’amateur distingué 23de la rue de la Paix –3 rien ne doit être plus 24facile – que de gagner beaucoup d’argent avec 25cet envoi_
26Je crois probable que nous allons avoir de 27grandes chaleurs maintenant/ sans vent/ 28le vent ayant soufflé pendant 6 semaines_ 29Dans ce cas c’est excellent que j’aie des 30couleurs et des toiles en provision car je 31guette déjà une demi douzaine de motifs/ 32surtout ce petit jardin de paysan dont je 33t’ai envoyé hier le dessin_4
34Je pense beaucoup à Gauguin et je t’assure 35que d’une facon ou d’une autre/ que ce 36soit lui qui vienne ici/ que ce soit moi qui 37aille vers lui/ nous aimerons lui et moi 38à peu près les mêmes motifs_ Je ne 39doute aucunément de pouvoir travailler 40à Pont Aven et d’autre part suis convaincu 41qu’il aimera énormément cette nature d’ici_ 42Eh bien au bout d’une année/ lui tout 43en te donnant une toile par mois/ ce 44qui en somme en fera une douzaine par 45an/ y aura encore gagné n’ayant pas 46fait de dettes dans cette annee/ et ayant 47produit sans interruption il n’y perdra rien_a 48Tandis que l’argent qu’il aura reçu de notre 49part se retrouvera en grande partie par les 50économies qui deviennent possible si nous 51vivons chez nous à l’atelier au lieu de vivre 52lui et moi dans les cafés_
53Reste encore que pourvu que nous vivions en bon 54accord et avec le parti pris de ne pas nous quereller 55on y gagnera une position plus ferme en 56tant que quant à la réputation_
57Vivant seul de part et d’autre on vit comme des 58fous ou malfaiteurs/ en apparence au moins et en réalité 59un peu également_
60Je suis plus heureux de me sentir d’anciennes 61forces revenir que j’aurais pensé pouvoir l’être_ 62Je dois cela en grande partie aux gens du restaurant 63où je mange actuellement qui sont extraordinaires. 64Certes je dois y payer mais c’est quelque chôse 65qui ne se trouve pas à Paris que pour votre argent 66on vous donne à manger effectivement.
67Et je voudrais bien y voir Gauguin aussi 68pendant assez longtemps.
69Ce que dit Gruby/ se priver de femmes et bien 70se nourrir/ c’est vrai cela fait du bien et 71si on dépense en travaillant de la tête 72tout de même sa cervelle et sa moelle/ 73c’est très logique de ne pas se dépenser 74en faisant l’amour plus que nécessaire_
75Mais cela peut mieux se pratiquer 76à la campagne qu’à Paris_
77Le désir de femmes qu’on contracte à Paris/ 78n’est ce pas un peu l’effet de la maladie 79d’énervement même/ dont Gruby est l’ennemi 80juré/ plutôt qu’un symptôme de vigueur. 81Aussi voit-on ce désir disparaitre 82justement au moment où l’on se refait_ 83La racine du mal se trouvant dans 84la constitution même/ dans l’affaiblissement 85fatal des familles de génération à génération/ 86dans le mauvais métier d’ailleurs et la triste 87vie de Paris/ la racine du mal certes reste là 88et on ne saurait en guérir_
89Je crois que le jour où tu n’aurais plus à faire l’inepte 90comptabilité et administration absurdement compliquée 91chez les Goupil/ tu y gagnerais beaucoup pour 92ce qui est de la puissance avec les amateurs/ 93c’est une chôse maudite mille fois ces administrations 94compliquées et il n’y existe pas je m’imagine aucune 95tete/ aucun tempérament d’employé qui n’y perde 9650%. En cela notre oncle5 avait bien raison en 97disant: beaucoup de besogne avec peu d’employés 98et non pas peu de besogne avec beaucoup_
99Malheureusement pour lui il était lui-même pris dans 100l’engrenage. Travailler dans les gens pour vendre 101c’est un travail d’observation/ de sang froid.
102Mais si l’on est forcé de donner trop d’attention 103aux livres on en perd de l’aplomb.
104C’est pourquoi que Tersteeg a eu de la chance d’avoir 105cette vache à convoitises Iterson à côté de 106lui/ qui lui porte ce paquet embarrassant d’administration 107machinale. Je voudrais bien savoir au juste comment 108tu te portes_ Enfin/ pourvu que les impressionistes 109produisent de belles choses et trouvent des 110amis/ il y a toujours une chance et possibilité 111d’une situation plus indépendente pour toi plus 112tard. Dommage que cela ne puisse exister dès 113maintenant.–
114N’est ce pas vrai que dans cette affaire avec 115Gauguin/ lui depensant 2.75 par jour (je crois 116au moins me rappeler qu’il a nommé cette somme-- 117là/ lui ou Bernard)6 nous connaissons fixe et 118ferme le prix de la journée de là-bas à l’hôtel 119tandis qu’ici c’est encore à voir_
120Au prix de là-bas nous sommes ainsi surs 121de pouvoir rester dans les limites proposées_
122Or pour la santé/ la mienne est bonne assez 123pour le nord même au fond maintenant_ 124Supposition donc que lui ne trouve pas 125d’argent/ n’hésitons pas.
126En somme nous ne nous emballons dans 127cette affaire que pour un an/ mettons.
128Pas encore de lettre de Russell mais il 129est bien forcé de répondre ayant reçu les dessins7 130sans aucun doute.
131Ce restaurant où je suis est 132bien curieux/ c’est entierement gris/ le 133parquet est en bitume gris comme un trottoir/ 134papier gris sur le mur_ 135Stores vertes toujours fermees_ Un grand 136rideau vert devant la porte toujours ouverte 137empeche la poussiere d’entrer.
138Cela c’est d’un gris Velasquez déjà – 139comme dans les fileuses_8
140le rayon de soleil très mince et très violent à travers 141un store comme celui qui traverse le tableau de V. n’y manque 142même pas. Naturellement les petites tables 143à nappes blanches. Maintenant derrière 144cet appartement gris Velasquez on aperçoit l’antique 145cuisine propre comme une cuisine hollandaise/ 146parquet de briques très rouges/ légumes vertes/ 147armoire de chene/ fourneaux de cuisine 148à cuivres luisants/ à briques 149bleues et blanches et le grand feu 150orangé clair_
151Maintenant il y a deux femmes qui servent 152egalement en gris à peu près comme 153le tableau de Prévost qui est chez toi/9 154bien comparable sur tous les points.
155Dans la cuisine une vieille femme et 156une grosse courte servante/10 aussi en gris/ noir/ blanc. 157Je ne sais si je le décris assez clairement 158mais voila ce que j’ai vu de vrai Velasquez 159ici_
160Devant le restaurant une cour couverte dallée de 161briques rouges et sur les murs des 162vignes folles/ des convolvulus & plantes grimpantes_ 163Cela c’est encore du vrai vieux Provençal 164alors que les autres restaurants sont tellement 165à l’instar de Paris qu’alors même qu’il n’y 166a aucune espècedeconcierge il y a tout de 167même sa loge et l’écriteau “parlez au concierge”.
168Tout n’est donc pas toujours éclatant_ 169Ainsi j’ai vu une etable avec 4 vaches 170café au lait et un veau de même couleur/ 171l’étable d’un blanc bleu tapissee de toiles 172d’araignées/ les vaches fort propres et fort belles/ 173un grand rideau vert contre la poussiere et 174les mouches dans la porte d’entrée_
176C’etait d’un calme – ce café au lait et havane 177des robes des vaches avec le doux blanc gris 178bleuatre des murs/ la tenture verte et le vert 179jaune et scintillant du dehors ensoleillé faisant 180opposition éclatante_
181Tu vois comme il y a encore tout autre chôse 182à faire que ce que j’aie fait_
183Je dois aller travailler. J’ai encore vu 184une chôse fort calme et bien belle l’autre jour/ 185une jeune fille à teint café au lait – si je 186me souviens bien – cheveux cendrés/ yeux gris_ 187Corsage d’indienne rose pâle sous 188lequel on voyait les seins droits/ durs et petits_ 189Cela contre la verdure emeraude des 190figuiers_ Une femme bien rustique/ 191grande allure virginale_11
192Pas completement impossible que je l’aie à 193poser en plein air ainsi que la mère – 194jardinière – couleur de terre qui était 195alors en jaune sale et bleu fané_
196le teint café au lait de la jeune fille etait 197plus foncé que le rose du corsage.
198La mere était épatante/ la figure 199jaune sale et bleu fané se detachait 200en plein soleil sur un carré de fleurs 201éclatant blanc de neige et citron_
202Donc un vrai Van der Meer de Delft. 203C’est pas laid le midi.