1r:1
Mon cher Théo,
ainsi enfin notre oncle ne souffre plus – ce matin je reçois la nouvelle de notre soeur. Parait qu’on t’attendait plus ou moins pour l’enterrement et peutêtre en effet tu y seras à présent.1
Comme la vie est courte et comme elle est fumée.2 Ce qui n’est pas une raison pour mépriser les vivants, au contraire.
Aussi avons nous raison de nous attacher plutôt aux artistes qu’aux tableaux.
Je travaille dur pour Russell. j’ai pensé que je ferais pour lui une série de dessins d’après mes études peintes,3 j’ai la conviction qu’il les regardera avec bonne volonté et cela, j’espère du moins, le poussera davantage à faire une affaire.
MacKnight est revenu voir hier et a aussi trouvé bien le portrait de jeune fille4 et a encore dit qu’il trouve bien mon jardin.5 Je ne sais vraiment pas s’il a de l’argent ou non.6
 1v:2
Maintenant je suis en train avec un autre modèle, un facteur en uniforme bleu agrémenté d’or, grosse figure barbue très-Socratique.7 Republicain enragé comme le père Tanguy. Un homme plus intéressant que bien des gens.
Si on poussait Russell il prendrait peut-être le Gauguin que tu as acheté8 et s’il n’y avait pas d’autre moyen pour venir en aide à Gauguin, que faudrait-il faire?
Lorsque je lui écrirai en même temps que j’enverrai les dessins, naturellement ce sera pour le décider.
Je lui dirai, voyons vous aimez tant notre tableau mais je crois que nous verrons encore mieux de l’artiste, pourquoi ne faites vous pas comme nous qui avons foi dans l’homme entier tel quel et qui trouvons bien tout ce qu’il fait. Je veux alors ajouter, certes cela nous serait égal de vous passer à la rigueur le grand tableau mais puisque Gauguin aura encore bien souvent besoin d’argent,  1v:3 dans son intérêt ne devons nous pas le garder jusqu’à que ses prix aient triplés ou quadruplés – ce qui arrivera – nous croyons. Si après cela Russell veut faire une offre claire et ferme, ma foi.… on pourrait voir… Et Gauguin dans ce cas devait dire que s’il te l’a passé à tel prix à toi en ami, il ne veut, lui, absolument pas qu’on le donne à un autre amateur à ce prix-là. Enfin – finissons les dessins, j’en ai 8 et j’en ferai 12 et attendons ce qu’il dira.
Je suis bien curieux de savoir si oui ou non tu as pu aller en Hollande. Pour le moment je n’écris pas davantage.
Le changement que je vais essayer de faire dans mes tableaux sera faire davantage de figures.
C’est en somme la seule chose qui m’émotionne jusqu’au fond dans la peinture et qui me fait sentir l’infini. davantage que le reste.
 1r:4
Le 17 de ce mois ci mon ami ce sous lieutenant Zouaves va aller à Paris. Il m’a proposé de se charger de mon envoi que j’ai à te faire et je crois que j’accepterai cela; comme cela tu les aurais et sans frais le 18.9
J’écris à notre soeur aujourd’hui, ils seront tous bien dans la tristesse.
As tu reçu les croquis de Bernard.10
Comme le dit notre soeur, du moment que les gens n’y sont plus on ne se souvient que de leurs bons moments et bonnes qualités.
Il s’agit pourtant surtout de chercher à les voir pendant qu’ils y sont encore. Ce serait si simple et expliquerait si bien les atrocites de la vie qui maintenant nous étonnent et nous navrent tant, si la vie avait encore un second hémisphère, invisible il est vrai mais où l’on aborde en expirant. A ceux qui font cet intéressant et grave voyage nos meilleurs voeux et nos meilleures sympathies.
Si tu vas en Hollande bien des choses de ma part à notre mere & soeur. Poignee de main.

t. à t.
Vincent

La semaine sera bien dure ayant à payer le loyer et ayant modèle.

J’espère faire pour toi aussi de ces croquis d’après des etudes peintes, tu verras que cela a un certain air japonais.11

 2r:5
Je dois te remercier encore du billet de 50 francs d’hier et répondre à ta lettre.
Tu as bien fait d’expédier les couleurs & toiles, ma provision étant épuisées sur toute la ligne.12
Pour ce qui est de Bing, pour être pressé. non.– Seulement bien loin de terminer les relations, il faut reprendre en dépôt aussitot qu’on puisse regler.
J’ai vu un effet magnifique et tres étrange ce soir. un très grand bateau chargé de charbon sur le Rhone ammaré au quai. Vu d’en haut il etait tout luisant et humide d’une averse, l’eau était d’un blanc jaune et gris perle trouble, le ciel lilas et bande orangé au couchant, la ville violette. Sur le bateau de petits ouvriers bleus et blancs sales allaient et venaient portant la cargaison à terre. C’etait de l’Hokoussaï pur. Il etait trop tard pour le faire mais un jour lorsqu’il reviendra ce bateau  2v:6 à charbon, il faudrait l’attaquer.13
C’est dans un chantier du chemin de fer que j’ai vu cet effet, c’est un endroit que je viens de trouver et où il y aura encore bien autre chôse à faire.14
Poignée de main car si je veux encore ecrire en Hollande il faut que je me dépêche.
J’aurai du mal à arriver cette semaine d’un bout à l’autre.
Mais j’espère mettre la serie de figures en train.

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