bien merci de ta bonne lettre. Si tu te rappelles, la mienne finissait par: nous nous faisons vieux, voila ce qui est et le reste est imagination et n’existe point.1 Or je disais cela plutôt encore pour moi que pour toi. Et je le disais sentant l’absolue necessité pour moi d’agir selon, de travailler peut-être pas davantage mais avec conception plus grave.
Maintenant tu parles du vide que tu sens parfois, cela c’est juste la même chose que j’ai moi aussi. Considérant si tu veux le temps où nous vivons comme une renaissance vraie et grande de l’art, la tradition vermoulue et officielle qui est encore debout mais qui est impuissante et faineante au fond, les nouveaux peintres seuls, pauvres, traités comme des fous et par suite de ce traitement le devenant reellement au moins en tant que quant à leur vie sociale.
Alors saches que toi tu fais absolument la même besogne que ces peintres primitifs puisque tu leur fournis de l’argent et que tu leur vends leurs toiles, ce qui leur permet d’en produire d’autres.
Si un peintre se ruine le caractère en travaillant dur à la peinture qui le rend stérile pour bien des choses, pour la vie de famille &c. &c.
Si conséquemment il peint non seulement avec de la couleur mais avec de l’abnégation et du renoncement à soi et le coeur brisé.
Ton travail à toi non seulement ne t’est pas payé non plus mais te coute exactement comme à un peintre cet effacement de la personalité, moitié volontaire moitie fortuit.
Ceci pour dire que si tu fais de la peinture indirectement, tu es plus productif que par exemple moi. Plus que tu deviens totalement marchand, plus tu deviens artiste. De meme que j’espère bien etre dans le meme cas… plus que je deviens dissipé, malade, crûche cassée, plus moi aussi je deviens artiste créateur dans cette grande renaissance de l’art de laquelle nous parlons.
Ces chôses certes sont ainsi mais cet art éternellement existant et cette renaissance – ce rejeton vert sorti des racines du vieux tronc coupé – ce sont des chôses si spirituelles qu’une certaine melancolie nous demeure
1v:3 en y songeant qu’à moins de frais on aurait pu faire de la vie au lieu de faire de l’art. Tu devrais bien, si tu peux, me faire sentir que l’art est vivant, toi qui aimes peut etre l’art plus que moi.
Je me dis que cela tient non pas à l’art mais à moi, que le seul moyen de me retrouver d’aplomb et sérein est de faire mieux.
Et nous revoilà à la fin de ma dernière lettre – je me fais vieux mais ce n’est que de l’imagination si je croirais que l’art est une vieillerie. Maintenant si tu sais ce que c’est qu’une “mousmé” (tu le sauras lorsque tu auras lu madame Chrysantème de Loti),2 je viens d’en peindre une.3 Cela m’a coûté toute ma semaine, je n’ai rien pu faire d’autre chôse ayant encore été pas trop bien portant. Voilà ce qui m’embête, si j’eusse été bien portant j’aurais sabré entre temps encore des paysages. mais pour mener bien ma mousmé je devais réserver ma puissance cérébrale. Une mousmé est une fille Japonaise – provencale dans ce cas – de 12 à 14 ans. Cela fait 2 figures, le zouave4 et elle, que j’ai.
menage ta santé, prends des bains, surtout si Gruby t’en commande. Car tu verras dans 4 ans, lesquels j’ai de plus que toi, combien la santé relative est necessaire pour pouvoir travailler. Or nous qui travaillons de la tête, notre seule et unique ressource pour ne pas etre trop vite fini c’est la rallonge factice d’une hygiène moderne rigoureusement suivie, pour autant que nous puissions la supporter. Car moi pour un ne fais pas tout ce que je devrais faire. Et un peu de bonne humeur vaut mieux que le reste des remèdes.
J’ai une lettre de Russell. Il dit qu’il m’aurait ecrit avant si ce n’était que son démenagement à Belle Ile l’avait absorbé.5 Il est là maintenant et dit que cela lui fera plaisir si tôt ou tard j’y vienne passer quelque temps. C’est toujours encore qu’il veut refaire mon portrait.6 Il dit même “Je serais allé chez Boussod pour voir le Gauguin, négresses causant,7 si ce n’etait pas pour la même raison que j’en aie été empeché”.
En somme il ne refuse pas d’en acheter un mais donne à entendre qu’il ne voudrait pas moindre qualité que le nôtre.8 Tu vois que cela vaut en tout cas mieux que rien du tout.
J’ecrirai cela à Gauguin et lui demanderai croquis de tableaux. nous ne devons pas presser cette affaire et renoncer à R. pour le moment mais considerer la chôse comme une affaire en train qui se fera.
Ainsi de même pour Guillaumin je voudrais qu’il prenne une figure de G.9
Il dit qu’il a reçu de Rodin un bien beau buste de sa femme10 et qu’il a déjeuné à cette occasion avec Claude Monet et qu’il a vu alors les 10 tableaux d’Antibes.– Je lui envoie l’article de Geffroy.11 Il critique les Monet très bien, d’abord en les aimant beaucoup, la difficulté attaqué, l’enveloppe d’air coloré, la couleur. Maintenant après, dit-il, ce qu’il y a à y redire c’est que tout manque partout de construction, par exemple un arbre chez lui aura beaucoup trop de feuillage pour la grosseur du tronc et ainsi toujours et partout au point de vue de la realité des chôses, au point de vue d’un tas de lois de la nature, il est assez desespérant.– Il finit par dire que cette qualité d’attaquer la difficulté est ce que tous devraient avoir.
J’ai reçu de Bernard 10 croquis12 comme son bordel,13 il y en a 3 qui sont à la Redon, enthousiasme qu’il a pour cela que moi je ne partage pas trop.14
Mais il y a une femme qui se laves bien rembrandtesque ou à la Goya15 et un paysage avec figures tres étrange.16
Il me défend expressément de te les envoyer, seulement tu les recevra par même poste. Je pense que Russell prendra encore quelque chôse à Bernard. Maintenant j’ai vu du travail de ce Bock, c’est rigoureusement impressioniste mais pas fort, dans ce moment où cette technique nouvelle le préoccupe encore trop pour pouvoir être soi.17 Il se fortifiera et dégagera sa personalité je pense. Mais Mc Knight fait des aquarelles de la force des Destree, tu sais cet ignoble Hollandais qu’autrefois nous avons connu.18 Cependant il avait lavé de petites natures mortes, pot jaune sur avant plan violet, pot rouge sur du vert, pot orangé sur du bleu, mieux mais c’est bien pauvre.19
Le village où ils restent est du vrai Millet, des petits paysans, rien que cela, absolument agreste et intime. Ce caractère leur échappe complètement. Je crois que Mac Knight a civilisé et converti au christianisme civilisé son bougre de logeur. Du moins cette canaille et sa digne épouse, lorsqu’on y vient, vous serrent la main – c’est dans un café naturellement20 – lorsqu’on
2v:7 y demande une consommation ils ont des manières de refuser l’argent “oh je ne pourrais pas prendre de l’argent à un artisse” (avec deux ss). Enfin c’est abominable par leur propre faute et ce Bock doit joliment s’abrutir avec Mc Knight. Je pense que Mc Knight a de l’argent mais pas beaucoup.21 Ainsi ils empestent le village, sans cela j’y irais souvent pour y travailler. Ce qu’il faudrait faire là c’est pas causer avec les gens civilisés, or eux connaissent le chef de gare et une vingtaine d’emmerdeurs et de là vient en grande partie qu’ils ne foutent rien. J’ai déjà dit cela à Mouriés qui dans le temps croyait que Mac Knight était très-intelligent avec “l’homme des champs”.–
Naturellement ces simples et naïfs habitants des champs se moquent d’eux et les méprisent. Au contraire si on y fait sa besogne sans s’occuper des fainéants du village à faux col, alors on peut entrer chez les paysans en leur faisant gagner quelques sous. Et alors ce sacré Fontvieille serait un trésor pour eux mais les indigènes sont – des petits paysans de Zola, êtres innocents et doux comme nous savons.22 Il est probable que Mc Knight fera sous peu des petits paysages avec moutons pour bonbonnières.
Non seulement mes tableaux mais surtout moi-même dans ces derniers temps j’etais devenu hagard comme Hugues van der Goes dans le tableau d’Emile Wauters à peu près.23
Seulement m’étant fait soigneusement raser toute ma barbe je crois que je tiens autant de l’abbé très calme dans le même tableau que du peintre fou y représenté si intelligemment. Et je ne suis pas mécontent d’être un peu entre les deux car il faut vivre.
surtout parce qu’il n’y a pas à tortiller qu’un jour ou un autre il peut y avoir une crise si tu changeais en tant que ta position chez les Boussod. Raison de plus de garder les relations avec les artistes de mon côté autant que du tien.
D’ailleurs je crois avoir dit la verité pourtant. Si je réussissais à faire rentrer en valeurs l’argent dépensé je ne ferais que mon devoir. Et puis ce que je peux faire de pratique c’est le portrait. Pour ce qui est de boire de trop... si c’est mauvais je n’en sais rien.24 Voila pourtant Bismarck qui en tous les cas est fort pratique et fort intelligent.– Son petit medecin lui a dit qu’il buvait trop et qu’il s’etait surmené toutesa vie de l’estomac à la cervelle. B. brusquement cesse de boire. Depuis il a perdu et traine. Il doit en dedans joliment se moquer de son medecin qu’heureusement pour lui il n’a pas consulté trop tôt.–25 Enfin, bonne poignee de main.
t. à t.
Vincent
Sache le bien que avec Gauguin nous ne devons rien changer à l’idee de lui venir en aide si la proposition est acceptable telle quelle mais nous n’avons pas besoin de lui. Ainsi pour travailler seul ne crois pas que cela me gène et ne presse pas l’affaire pour moi, sois en bien assuré.
le portrait de jeune fille est sur fond blanc teinté fortement de vert véronèse, le corsage est rayé rouge sang et violet. La jupe est bleu de roi à gros pointillés orangé jaune. Les chairs mates sont gris jaune, les cheveux violacés, les sourcils noirs et les cils, les yeux orangé et bleu de prusse, une branche de laurier rose entre les doigts car les 2 mains sont dedans.