1r:1
Mon cher copain Bernard,
je viens de t’envoyer aujourd’hui encore 9 croquis d’après des études peintes.1 De cette façon tu verras des motifs de cette nature qui inspire le père Cézanne. Car la Crau près d’Aix c’est à peu près la même chôse que les environs de Tarascon et la Crau d’ici.– La Camargue est encore plus simple car souvent il n’y a plus rien – plus rien que de la mauvaise terre avec des buissons de tamaris et des herbes dures qui sont à ces maigres pâturages ce que l’alfa est au désert.
Sachant combien tu aimes Cézanne j’ai pensé que ces croquis de Provence pourraient te faire plaisir. Non pas qu’il y ait des similitudes entre un dessin de moi & de Cézanne, oh cela pas plus qu’entre Monticelli et moi – mais moi aussi j’aime bien le pays qu’eux ils ont aimé tant et pour les mêmes raisons de couleur, de dessin logique.
Mon cher copain Bernard – par collaboration2 je n’ai pas voulu dire que selon moi deux ou plusieurs peintres devraient travailler aux memes tableaux.  1v:2 j’ai plutot voulu entendre par là des oeuvres divergentes mais qui se tiennent & se complètent. Voyons et les primitifs Italiens et les primitifs allemands et l’ecole Hollandaise et les Italiens proprement dits, enfin, voyons toute la peinture.
Involontairement les oeuvres forment “groupe”, “serie”. Or actuellement les impressionistes aussi forment groupe malgré toute leur désastreuses guerres civiles dans lesquelles de part & autre on cherche à se manger le nez avec un zèle digne d’une meilleure destination et but final.
Dans notre école du nord il y a Rembrandt – chef d’école – puisque son influence se fait sentir à quiconque l’approche. Nous voyons par exemple Paul Potter peindre les animaux en rut et passionnés3 dans des paysages également passionnés – sous l’orage, sous le soleil, dans la mélancolie de l’automne – alors qu’avant de connaitre Rembrandt ce même Paul Potter était assez sec et méticuleux.  1v:3 Voilà deux gens qui se tiennent comme des frères, le Rembrandt et le Potter. Et si probablement jamais Rembrandt n’a touché de sa brosse un tableau de Potter, n’empêche que et Potter et Ruysdael lui doivent ce qu’ils ont de meilleur, ce quelque chôse qui nous navre lorsque nous savons regarder un coin de l’antique Hollande à travers leur tempérament.–4
Il y a ensuite que les difficultés matérielles de la vie de peintre rendent la collaboration, l’union des peintres désirable – (tout autant qu’à l’epoque des corporations St Luc).5
En se sauvegardant la vie matérielle, en s’aimant comme des copains au lieu de se manger le nez, les peintres seraient plus heureux et en tous les cas moins ridicules, moins sots et moins coupables.
Toutefois je n’insiste point, sachant que la vie nous emporte si vite que nous n’avons pas le temps de discuter et d’agir à la fois. Raison  1r:4 pourquoi actuellement, l’union n’existant que très incomplètement, nous naviguons sur la haute mer dans nos petites & mechantes barques isolées sur les grandes vagues de notre temps.
Est ce une renaissance, est ce une décadence, nous ne saurions en être les juges étant trop près pour ne pas être induits en erreur par les déformations de la perspective. Les événements contemporains prenant pour notre oeil des proportions exagerées probablement en tant que quant à nos malheurs et nos mérites.
Je te serre bien la main et espère bientot avoir de tes nouvelles.

t. à t.
Vincent

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