je viens de t’expédier par la poste un rouleau contenant 5 grands dessins à la plume.1 tu as un 6me de cette serie de Mont-Majour. Un groupe de pins très sombre et la ville d’Arles dans le fond.2 Ensuite j’espère y ajouter une vue d’ensemble de la ruine (dans les petits dessins tu en as un croquis hâtif).3 Ne pouvant pas dans ce moment où nous entamons la combinaison avec Gauguin être utile du côté argent, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour montrer par le travail que je prends la chôse à coeur.
Selon moi les deux vues de la Crau et de la campagne du côté des bords du Rhône sont ce que j’ai fait de mieux de ma plume.4 Thomas les veut-il par hasard,5 il ne les peut pas avoir à moins de 100 fr. pièce. Dussé-je lui donner les trois autres comme cadeau dans ce cas, puisque nous sommes pressés d’avoir de l’argent. Mais nous ne pouvons les donner à moins, cela coûte cela. Et tout le monde n’aurait pas la patience de se faire boulotter par les moustiques, de lutter contre cette agaçante contrariété du mistral continuel, sans compter que j’ai passé les journées dehors avec un peu de pain et de lait, cela étant trop loin pour retourner à tout moment à la ville.
Je t’ai déjà plus d’une fois dit combien la Camargue et la Crau – sauf une différence de couleur et de limpidité de l’atmosphère – me fait penser à l’antique Hollande du temps de Ruysdael. Il me semble que ces deux sites de la campagne plate couvertes de vignes et de champs de chaumes vue d’en haut t’en donneront une idée.
Je t’assure que j’en suis fatigué de ces dessins, j’ai commencé une peinture aussi – mais pas moyen avec le mistral de la faire, absolument pas possible.6
Voici maintenant pour cette toile – j’ai comparé la nouvelle toile de Tasset à fr. 4.50 au prix de la même qualité chez Bourgeois – (c’est dans son catalogue que j’avais déniché le prix de la toile ordinaire, 40 fr. les 20 mètres carrées). Eh bien – encore une fois Tasset n’a pas compté plus cher, c’était exactement le même prix.7 Suit de cela que chez Tasset nous devons pouvoir également avoir la toile ordinaire à 2 francs le mètre carré et dans la suite nous ferons bien de prendre celle là qui pour les études est certes assez bonne.
Ecris moi un petit mot s.v.p. de suite pour savoir si les dessins soient arrivés en bon état, on m’a encore engueulé à la poste que c’était trop grand et je crains qu’on fasse difficulté à Paris peut-être. Tout de même ils les ont pris ce qui m’a fait plaisir car après la fête du 14 Juillet8 tu ne seras pas mécontent peut-être de te rafraichir l’oeil sur l’étendue de cette Crau. Le charme que ces campagnes vastes ont pour moi est bien intense. Aussi je n’ai senti aucun ennui1v:3 malgré des circonstances essentiellement ennuyeuses, le mistral et les moustiques. Si une vue fait oublier ces petites misères-là il faut qu’il y ait quelquechôse.
Tu vois cependant qu’il n’y a aucun effet, c’est à premiere vue une carte geographique, un plan stratégique quant à la facture. Je me suis d’ailleurs promené là avec un peintre qui disait: voila ce qui serait embêtant à peindre.9 Seulement voila bien 50 fois que je vais à Mont Majour pour regarder cette vue plate – ai-je tort.
Je m’y suis aussi promené avec quelqu’un qui n’était pas peintre et comme je lui disais: tiens pour moi cela est beau et infini comme la mer, il répond – et il la connait la mer – moi j’aime cela mieux que la mer parceque c’est aussi infini et pourtant on sent que c’est habité.10
Comme j’en ferais un tableau si ce sacré vent n’y était pas. C’est là ce qui est désolant ici quant on plante son chevalet quelquepart. Et c’est bien pour cela que les etudes peintes ne sont pas aussi faites que les dessins. la toile tremble toujours.
Est ce que tu as lu Mme Chrysantême, cela m’a bien donné à penser que les vrais japonais n’ont rien sur les murs. la description du cloitre ou de la pagode où il n’y a rien (les dessins, curiosités, sont cachés dans des tiroirs). Ah c’est donc comme ça qu’il faut regarder une japonaiserie – dans une piece bien claire, toute nue, ouverte sur le paysage.11 Veux tu en faire l’épreuve avec ces deux dessins de la Crau et des bords du Rhone qui n’ont pasl’air japonais et qui peutêtre le sont plus que d’autres réellement.– Regardes les dans un café bien clair où il n’y ait rien d’autre en tableaux – ou dehors. Il y faudrait peutêtre une bordure de roseau comme une baguette. Ici je travaille moi dans un intérieur nu, 4 murs blancs et des pavés rouges par terre. Si j’insiste que tu regardes ces deux dessins ainsi c’est que je voudrais tant te donner une idée vraie de la simplicité de la nature d’ici. Enfin – à cause de Gauguin, si on montrait les dessins, aussi la moisson et le Zouave,12 à Thomas.
Poignée de main et merci des 12 tubes blanc de zinc que Tasset vient d’envoyer.13
t. à t.
Vincent
Je suis curieux si Mouries se rappellera des endroits.–