Bien merci de ta lettre, du billet de 50 fr. et de l’envoi Tasset, couleurs & toiles, qui vient d’arriver.–1 Il y avait joint sa facture qui monte à fr. 50.85 ce qui m’a permis de vérifier ses prix et de les comparer aux prix d’Edouard.2 Il reste considérablement en dessous d’Edouard ce qui, joint au 20% de remise, fait qu’il n’y a pas à se plaindre de lui. Maintenant sa toile à 4.50 je serai probablement à même d’en savoir le prix de première main par pièce.
Maintenant ta lettre m’apprenait une grosse nouvelle – que Gauguin accepte la proposition.3 Certes le mieux serait qu’il filât tout droit ici au lieu de s’y démerder, peutêtre s’emmerdera-t-il en venant à Paris avant. Peut-être aussi qu’avec les tableaux qu’il apportera il y fera une affaire ce qui serait très heureux. Ci joint la réponse. Je tiens seulement à dire ceci, que non seulement je me sens enthousiaste pour peindre dans le midi – mais même également dans le Nord me sentant mieux quant à la santé qu’il y a 6 mois. Si donc c’est plus sûr d’aller en Bretagne où on est en pension pour si peu4 – au point de vue des dépenses je suis décidément prêt à revenir vers le nord. Mais pour lui aussi cela doit être bien de venir dans le midi.
Surtout puisque dans 4 mois déjà on aura l’hiver dans le nord. Et ceci me semble si certain que deux personnes ayant absolument le même travail doivent, si les circonstances empêchent de dépenser davantage, pouvoir vivre chez eux avec du pain, du vin et enfin tout le reste qu’on voudra y ajouter. La difficulté c’est de manger seul chez soi.– Ici les restaurants sont chers parceque tout le monde mange chez soi.
Certainement que les Ricard et pas les Leonard da Vinci non plus ne sont pas moins beaux parcequ’il y en a peu – d’autrepart les Monticelli, les Daumier, les Corot, les Daubigny et les Millet ne sont pas laids parcequ’ils sont faits dans bien des cas avec une rapidite tres grande et que relativement il y en ait beaucoup.– Pour les paysages je commence à trouver que de certains, faits encore plus vite que jamais, sont les meilleurs dans ce que je fais.
Ainsi celui dont je t’ai envoyé le dessin, la moisson et les meules aussi5 – il est vrai que je suis obligé de retoucher le tout pour régler un peu la facture, pour harmoniser la touche, mais dans une seule longue séance tout le travail essentiel a été fait et je l’épargne le plus possible en revenant dessus.
Mais lorsque je reviens d’une séance comme ça je t’assure que j’ai le cerveau si fatigué que si ce travail-là se renouvelle souvent – comme cela a été lors de cette moisson – je deviens absolument abstraita et incapable d’un tas de choses ordinaires. Dans ces moments-là la perspective de ne pas être seul ne m’est pas désagréable. Et bien bien souvent je pense à cet excellent peintre Monticelli qu’on a dit si buveur et en démence, lorsque je me vois revenir moi-même d’un travail mental pour equilibrer les 6 couleurs essentielles, rouge – bleu – jaune – orange – lilas – vert.
travail et calcul sec et où on a l’esprit tendu extrêmement comme un acteur sur la scène dans un rôle difficile – où l’on doit penser
1v:3 à mille choses à la fois dans une seule demi heure.–
Après – la seule chôse qui soulage et distrait – dans mon cas – comme dans d’autres c’est de s’etourdir en buvant un bon coup ou en fumant très fort.
Ce qui est sans doute peu vertueux mais c’est pour revenir à Monticelli.–
je voudrais bien voir un buveur devant une toile ou sur les planches.– Naturellement c’est un trop grossier mensonge tout ce conte méchant et jésuitique de la Roquette sur Monticelli.–6
Monticelli coloriste logique, capable de poursuivre les calculs les plus ramifiés et subdivisés relatives aux gammes de tons qu’il equilibrait, certes à ce travail surmenait son cerveau comme aussi Delacroix et Richard Wagner.
Mais si lui a peutêtre bu c’est qu’étant – Jongkind aussi7 – plus fort au physique que Delacroix et plus tourmenté physiquement (Delacroix etait plus riche), alors c’etait – je serais, moi pour un, bien porté à croire – que s’ils ne l’avaient pas fait – leurs nerfs revoltés leurs auraient joué d’autres tours.– Ainsi Jules et Edmond de Goncourt disent mot à mot ceci – “nous prenions du tabac très fort pour nous abrutir” dans la fournaise de la conception.8
Ne crois donc pas que j’entretiendrais artificiellement un état fievreux – mais saches que je suis en plein calcul compliqué d’où résultent vite l’une après l’autre des toiles faites vites mais longtemps calculé d’avance. Et voila lorsqu’on dira que cela est trop vite fait tu pourras y répondre qu’eux ils ont trop vite vu. D’ailleurs je suis maintenant en train de repasser un peu sur toutes les toiles avant de te les envoyer.
Mais pendant la moisson mon travail n’a pas été plus commode que celui des paysans qui font cette moisson eux mêmes. Loin de m’en plaindre c’est justement alors que dans la vie artistique, quand bien même qu’elle ne soit pas la vraie, je me sens presqu’aussi heureux que je pourrais l’être dans l’ideal, la vraie vie.–
Si tout va bien et que Gauguin s’en trouve bien de se mettre avec nous on peut rendre la chôse plus sérieuse en lui proposant de mettre tous ses tableaux en commun avec les miens pour partager profits ou pertes. Mais cela ne se fera pas ou cela se fera tout seul selon qu’il trouve bien ou mal ma peinture, aussi selon oui ou non nous fassions des choses en collaboration. Maintenant faudra écrire à Russell et je vais presser mon échange avec lui. Il faudra travailler raide pour chercher à vendre quelque chôse de mon côté pour aider aux dépenses, mais ayons courage, malgre les difficultés en travaillant pour sauvegarder la vie des artistes nous aurons du feu dans les os.9 Poignée de main, je t’écris encore bientôt. je vais pour 2 ou 3 jours en Camargue pour y faire des dessins.10
t. à t.
Vincent
Bien que tu fais venir les soeurs.
Prends encore un peu de patience avec Mouries, il traverse peutetre une crise.11
j’ecrirai un de ces jours ci à Mouries, tu liras la lettre, tu verras de quelle façon je causais avec lui.– je vois le dessin d’ici!!! la tête à la Delaroche.12