je viens de lire l’article sur Claude Monet de Geffroy.1 C’est vraiment très bien ce qu’il dit. Que je voudrais voir cette exposition. Si je m’en console de ne pas la voir c’est qu’en regardant autour de moi il y a bien des chôses dans la nature qui ne me laissent guère le temps de penser à autre chôse. Car c’est juste le moment de la moisson.
J’ai eu une lettre de Bernard qui dit qu’il se sent bien isolé mais qui travaille tout de même – et a encore fait une nouvelle poésie sur lui-même dans laquelle il se blague d’une façon assez touchante.
Et il demande: “à quoi bon travailler”? Seulement il demande cela lui en travaillant, il se dit que le travail ne sert absolument à rien entravaillant – ce qui n’est pas du tout la même chôse que de le dire en ne travaillant pas. Je voudrais bien voir ce qu’il fait.
Je suis curieux de savoir ce que fera Gauguin et si Bernard n’ira pas le rejoindre à Pont Aven; je leur ai donné les adresses de part et d’autre déjà auparavant parceque ils pourraient avoir besoin l’un de l’autre.2
J’ai eu une semaine d’un travail serré et raide dans les blés en plein soleil, il en est resulté des études de blés, paysages3 et – une esquisse de semeur.– Sur un champ labouré, un grand champ de mottes de terre viollettes – montant vers l’horizon – un semeur en bleu et blanc. à l’horizon un champ de blé mûr court.
Sur tout cela un ciel jaune avec un soleil jaune.4
Tu sens à la simple nomenclature des tonalités – que la couleur joue dans cette composition un rôle très-important.
Aussi l’esquisse telle quelle – toile de 25 – me tourmente-t-elle beaucoup dans ce sens que je me demande s’il ne faudrait pas la prendre au sérieux et en faire un terrible tableau. Mon dieu comme j’en aurais envie. Mais c’est que je me demande si j’aurai la force d’exécution nécessaire.
Telle quelle je mets l’esquisse de côté n’osant presque pas y penser.
Cela a déjà depuis si longtemps été mon désir de faire un semeur5 mais les désirs que j’ai depuis longtemps ne s’accomplissent pas toujours. J’en ai donc presque peur. Et pourtant après Millet et Lhermitte ce qui reste à faire c’est... le semeur, avec de la couleur et en grand format.6
Parlons d’autre chose. j’ai enfin un modèle – un Zouave – c’est un garçon à petite figure, à cou de taureau, à l’oeil de tigre, et j’ai commencé par un portrait et recommencé par un autre.
1v:3 le buste que j’ai peint de lui était horriblement dur.7 en uniforme du bleu des casseroles emaillées bleues, à passementerie d’un rouge orangé fané avec deux étoiles citron sur la poitrine, un bleu commun et bien dur à faire.–
La tête feline très bronzée coiffée d’un bonnet garance, je l’ai plaquée contre une porte peinte en vert et les briques orangées d’un mur. C’est donc une combinaison brutale de tons disparates pas commode à mener – l’étude que j’en ai fabriquée me parait très dure et pourtant je voudrais toujours travailler à des portraits vulgaires et même criards comme cela. Cela m’apprend et voilà ce que je demande surtout à mon travail. Maintenant le deuxième portrait sera assis; en pied contre mur blanc.8
As tu remarqué Dessins Raffaëlli – La rue edité par le Figaro dernièrement. le principal on dirait la place Clichy avec tout son mouvement, c’est bien vivant.9 Figaro doit aussi avoir publié un numero avec dessins Caran d’Ache.10
Dans la dernière lettre j’ai oublié de te dire que j’ai reçu – et cela maintenant depuis une quinzaine – l’envoi de couleurs de Tasset. J’aurais bien besoin d’un nouvel envoi puisque pour ces études des blés et de zouaves j’ai mangé pas mal de tubes. Seulement un tiers ou la moitié est pressé.11
Parmi les études des blés il y a les meules, dont je t’ai envoyé la première idée, sur une toile carrée de 30.12
Nous avons de ces deux derniers jours une pluie torrentielle qui dure toute la journée et changera l’aspect des champs. Cela est venu d’une façon absolument inattendue et brusque. pendant que tout le monde était à la moisson. On a rentré le blé tel quel en grande partie.13
J’espère faire un tour dans la Camargue vendredi prochain avec un vétérinaire,14 là il y a des taureaux et des chevaux blancs presque sauvages, des flamants roses aussi.
Je ne serais pas étonné du tout si c’etait très beau.
La toile n’est pas pressée absolument non plus.
Je suis bien curieux de ce que fera Gauguin mais pour oser l’engager à venir – non – car je ne sais plus si cela lui irait. Et peutêtre – vu sa grande famille c’est plutôt de son devoir de risquer en effet des grands coups pour gagner de quoi se remettre à la tête de sa famille.
Je ne voudrais pas diminuer une personalité par une association en tout cas et si lui se sent l’envie de tenter ce coup en question il peut avoir des raisons et je ne voudrais pas l’en detourner si en effet il y tiendrait. Ce qui reste à voir et ce que peutêtre paraîtra dans sa réponse.–
A bientôt j’espère. Poignée de main et merci du journal et bien du succès avec ton exposition.
b. à. t.
Vincent
Qu’est ce que fait le père Tanguy, est-ce que tu l’as revu dernièrement. celà m’est toujours bon de lui demander de la couleur, même si chez lui elle soit un tant soit peu plus mauvaise pourvu pourtant qu’il ne soit pas trop cher.15