Pardonne moi si j’écris bien à la hâte, je crains que ma lettre ne sera point lisible mais je veux te répondre tout de suite.
Sais tu que nous avons été très bêtes, Gauguin, toi et moi, de ne pas aller dans un même endroit. Mais lorsque Gauguin est parti moi j’etais pas encore sûr de pouvoir partir. Et lorsque toi tu es parti il y avait cet affreux argent du voyage et les mauvaises nouvelles que j’avais à donner des frais ici qui l’ont empeché. Si nous étions parti tous ensemble vers ici ce n’aurait pas été si bête car à trois nous eussions fait le ménage chez nous. Et maintenant que je suis un peu mieux orienté je commence à entrevoir des avantages ici. Pour moi, je me porte mieux ici que dans le nord – je travaille même en plein midi en plein soleil sans ombre aucune dans les champs de blé et voilà, j’en jouis comme une cigale. Mon dieu si à 25 ans j’eusse connu ce pays au lieu d’y venir à 35 – à cette epoque j’etais enthousiasmé pour le gris ou l’incolore plutôt. Je revais toujours de Millet et puis j’avais des connaissances en Hollande dans la catégorie de peintres Mauve, Israels.1
Grand terrain de mottes de terre labourés, franchement violet en grande partie.
Champ de blé mûr d’un ton d’ocre jaune avec un peu de carmin.
Le ciel jaune de chrome I presque aussi clair que le soleil lui-meme qui est jaune de chrome I avec un peu de blanc tandis que le reste du ciel est jaune de chrome 1 et 2 melangés, très jaune donc.
la blouse du semeur est bleue et son pantalon blanc. toile de 25 carrée. il y a bien des rappels de jaune dans le terrain, des tons neutres, résultantes du mélange du violet avec le jaune, mais je me suis un peu foutu de la vérité de la couleur. faire des images naives d’almanach plutôt – de vieil almanach de campagne où la grêle, la neige, la pluie, le beau temps sont représentés d’une façon tout à fait primitive. ainsi qu’Anquetin avait si bien trouvé sa moisson.3
Je ne te cache pas que je ne déteste pas la campagne – y ayant été elevé, des bouffées de souvenirs d’autrefois, des aspirations vers cet infini dont le Semeur, la gerbe sont les symboles, m’enchantent encore comme autrefois.4
Mais quand donc ferai je le ciel étoilé, ce tableau qui toujours me préoccupe5 – helas, helas, c’est bien comme dit l’excellent copain Cyprien dans “en ménage” de J. K. Huysmans: les plus beaux tableaux sont ceux que l’on rêve en fumant des pipes dans son lit mais qu’on ne fait pas.6 S’agit pourtant de les attaquer quelqu’incompétent qu’on se sente vis à vis des ineffables perfections de splendeurs glorieuses de la nature.
Mais comme je voudrais voir l’étude que tu as fait au bordel.7 je me fais des reproches à n’en pas finir de ne pas encore avoir fait de figures ici.
Voici encore un paysage.8 Soleil couchant? lever de lune? Soir d’eté en tout cas.
Ville violette, astre jaune, ciel bleu vert, les blés ont tous les tons: vieil or, cuivre, or vert, or rouge, or jaune, bronze jaune, vert, rouge. toile de 30 carrée.
je l’ai peint en plein mistral. mon chevalet etait fixé en terre avec des piquets de fer, procédé que je te recommande.
On enfouit les pieds du chevalet et puis on enfonce à coté un piquet de fer long de 50 centimètres. on attache le tout avec des cordes, vous pouvez ainsi travailler dans le vent.
Voici ce que j’ai voulu dire pour le blanc et le noir.9 prenons le Semeur. le tableau est coupé en deux, une moitie est jaune, le haut, le bas est violet. eh bien le pantalon blanc repose l’oeil et le distrait10 au moment où le contraste simultané11 excessif de jaune et de violet l’agacerait. Voilà ce que j’ai voulu dire.
Je connais ici un sous-lieutenant des zouaves nommé Milliet. je lui donne des leçons de dessin – avec mon cadre perspectif12 – et il commence à faire des dessins – ma foi j’ai vu bien pire que ça et il a du zèle pour apprendre, a été au Tonkin &c. Celui-là va partir mois d’octobre pour l’Afrique.13 Si tu étais dans les zouaves il te prendrait avec lui et te garantirait une large marge de liberté relative pour faire de la peinture si toutefois tu l’aiderais un peu dans ses manigences artistiques à lui. Cela peut il t’être de quelqu’utilité. En cas qu’oui fais le moi savoir aussitôt possible.14
Une raison de travailler c’est que les toiles valent de l’argent. tu me diras que d’abord cette raison est bien prosaïque, puis que tu doutes que cela soit vrai. C’est pourtant vrai. Une raison de ne pas travailler c’est que les toiles & couleurs ne font que nous coûter des sous en attendant. Les dessins cependant ne nous coûtent pas cher.
Gauguin s’embête aussi à Pont Aven, se plaint comme toi de l’isolement. Si tu allais le voir – mais je n’en sais rien s’il y restera et suis porté à croire qu’il a l’intention d’aller à Paris. il dit qu’il croyait que tu serais venu à Pont Aven.
Mon dieu si nous étions ici tous les trois. Tu me diras que c’est trop loin. Bon, mais en hiver puisqu’ici on peut travailler dehors toute l’année.– Voilà ma raison pour aimer ce pays ci, d’avoir moins à redouter le froid, qui en empêchant mon sang de circuler m’empêche de penser, de faire quoi que ce soit. Tu pourras en juger lorsque tu seras soldat.– Ta mélancolie s’en ira, laquelle pourrait rudement bien venir de ce que tu as trop peu de sang – ou le sang vicié, ce que je ne pense pourtant pas. C’est ce sacré sale vin de Paris et la sale graisse des biftecks qui vous font cela – mon dieu j’etais arrivé à un etat de chôses que chez moi le sang ne marchait plus du tout, mais ce qu’on appelle point du tout à la lettre. Seulement, au bout de 4 semaines d’icia cela s’est remis en marche, mais mon cher copain à cette même époque j’ai eu une attaque de mélancolie comme la tienne, de laquelle j’eusse autant souffert que toi si ce n’etait que je la saluais avec grand plaisir comme signe que j’allais guerir – ce qui est aussi arrivé.
Au lieu donc de retourner à Paris, restes en pleine campagne car tu as besoin de forces pour sortir comme il faut de cette épreuve d’aller en Afrique. Or plus que tu te fais du sang et du bon sang avant, mieux c’est car là-bas dans la chaleur on s’en fabrique peutêtre plus difficilement. Faire de la peinture et baiser beaucoup est pas compatible, le cerveau s’en affaiblit, voilà ce qui est bien emmerdant.15
Le symbole de Saint Luc, le patron des peintres, est comme tu sais un boeuf, il faut donc être patient comme un boeuf16 si l’on veut labourer dans le champ artistique. Mais les taureaux sont bien heureux de ne pas avoir à travailler dans la sale peinture. Mais ce que je voulais dire est ceci. après la période de mélancolie tu seras plus fort17 qu’auparavant, ta santé reprendra – et tu trouveras la nature environnante tellement belle que tu n’auras plus d’autre désir que de faire de la peinture. Je crois que ta poesie changera encore aussi dans le même sens qu’en peinture. tu es après des choses excentriques arrivé à en faire qui ont un calme egyptien et une grande simplicité.
“Que l’heure est donc brève
C’est pas du Baudelaire18 cela, je ne sais même pas de qui c’est, ce sont les paroles d’une chanson dans le Nabab de Daudet,19 voilà où je l’ai pris – mais est-ce que cela ne dit pas la chôse comme un haussement d’épaule de vraie Dame.
Qu’on passe en aimant –
–
C’est moins qu’un instant –
–
Un peu plus qu’un rêve – :
–
Le temps nous enlève
–
notre enchantement.–”
J’ai lu de ces jours ci Madame Chrysantème de Pierre Loti, cela donne des notes intéressantes sur le Japon.20 Mon frère a dans ce moment une exposition de Claude Monet, je voudrais bien les voir. Entre autres Guy de Maupassant21 y était venu et a dit que dorénavant il reviendrait souvent au Boulevard Montmartre.
Je dois aller peindre donc je finis – probablement je t’écrirai de nouveau sous peu. Je te demande mille pardons de n’avoir pas suffisamment affranchi la lettre, je l’avais pourtant affranchie à la posteet ce n’est pas la première fois que cela m’arriveici d’avoir, en demandant à la poste même, en cas de doute,b été trompé en affranchissant.
Tu ne te fais pas d’idée du laisser aller, de la nonchalance des gens ici. Enfin, tu verras sous peu tout cela de tes propres yeux en Afrique. merci de ta lettre, j’espère t’écrire bientôt à un moment où je serai moins pressé. Poignée de main.