1*Pardonne moi si j’écris bien à la hâte/ je crains 2que ma lettre ne sera point lisible mais je veux te répondre tout de suite_
3Sais tu que nous avons été très bêtes/ Gauguin/ toi et moi/ de ne pas 4aller dans un même endroit. Mais lorsque Gauguin est parti moi 5j’etais pas encore sûr de pouvoir partir. Et lorsque toi tu es parti 6il y avait cet affreux argent du voyage et les mauvaises nouvelles 7que j’avais à donner des frais ici qui l’ont empeché. Si nous étions 8parti tous ensemble vers ici ce n’aurait pas été si bête car à trois 9nous eussions fait le ménage chez nous. Et maintenant que je suis 10un peu mieux orienté je commence à entrevoir des avantages ici_ 11Pour moi/ je me porte mieux ici que dans le nord – je travaille même en 12plein midi en plein soleil sans ombre aucune dans les champs de blé et 13voilà/ j’en jouis comme une cigale. Mon dieu si à 25 ans 14j’eusse connu ce pays au lieu d’y venir à 35 – à cette epoque 15j’etais enthousiasmé pour le gris ou l’incolore plutôt_ 16Je revais toujours de Millet et puis j’avais des connaissances en Hollande 17dans la catégorie de peintres Mauve/ Israels_1
20Grand terrain de mottes 21de terre labourés/ 22franchement violet en 23grande partie_
24Champ de blé mûr d’un 25ton d’ocre jaune avec un 26peu de carmin_
27Le ciel jaune de chrome I 28presque aussi clair que 29le soleil lui-meme qui 30est jaune de chrome I avec 31un peu de blanc tandis que 32le reste du ciel est jaune 33de chrome 1 et 2 melangés/ 34très jaune donc.
35la blouse du semeur est bleue 36et son pantalon blanc_ 37toile de 25 carrée. il y a bien des rappels de jaune dans le terrain/ 38des tons neutres/ résultantes du mélange du violet avec le jaune/ mais 39je me suis un peu foutu de la vérité de la couleur. faire des images naives 40d’almanach plutôt – de vieil almanach de campagne où la grêle/ 41la neige/ la pluie/ le beau temps sont représentés d’une façon tout à fait 42primitive. ainsi qu’Anquetin avait si bien trouvé sa moisson_3
43Je ne te cache pas que je ne déteste pas la campagne – y ayant été 44elevé/ des bouffées de souvenirs d’autrefois/ des aspirations vers cet infini 45dont le Semeur/ la gerbe sont les symboles/ m’enchantent encore comme 46autrefois_4
47Mais quand donc ferai je le ciel étoilé/ ce tableau 48qui toujours me préoccupe5 – helas/ helas/ c’est bien 49comme dit l’excellent copain Cyprien dans “en ménage” de 50J_ K_ Huysmans: les plus beaux tableaux sont ceux que l’on rêve 51en fumant des pipes dans son lit mais qu’on ne fait pas.6 S’agit 52pourtant de les attaquer quelqu’incompétent qu’on se sente vis à vis 53'des ineffables perfections de splendeurs glorieuses de la nature.
54Mais comme je voudrais voir l’étude que tu as fait au bordel_7 55je me fais des reproches à n’en pas finir de ne pas encore avoir fait 56de figures ici_
75On enfouit les pieds du chevalet et puis on enfonce 76à coté un piquet de fer long de 50 centimètres_ on attache le tout avec des cordes/ 77vous pouvez ainsi travailler dans le vent_
78Voici ce que j’ai voulu dire pour le blanc et le noir_9 79prenons le Semeur_ le tableau est coupé en deux/ 80une moitie est jaune, le haut, le bas est violet. 81eh bien le pantalon blanc repose l’oeil 82et le distrait10 au moment où le contraste simultané11 83excessif de jaune et de violet l’agacerait. Voilà 84ce que j’ai voulu dire_
85Je connais ici un sous-lieutenant des zouaves nommé Milliet. je lui donne 86des leçons de dessin – avec mon cadre perspectif12 – et il commence à faire 87des dessins – ma foi j’ai vu bien pire que ça et il a du zèle pour apprendre/ 88a été au Tonkin &c. Celui-là va partir mois d’octobre pour l’Afrique_13 89Si tu étais dans les zouaves il te prendrait avec lui et te 90garantirait une large marge de liberté relative pour faire de la 91peinture si toutefois tu l’aiderais un peu dans ses manigences 92artistiques à lui. Cela peut il t’être de quelqu’utilité. En 93cas qu’oui fais le moi savoir aussitôt possible_14
94Une raison de travailler c’est que les toiles valent de l’argent_ 95tu me diras que d’abord cette raison est bien prosaïque/ 96puis que tu doutes que cela soit vrai. C’est pourtant vrai_ 97Une raison de ne pas travailler c’est que les toiles & couleurs 98ne font que nous coûter des sous en attendant_ 99Les dessins cependant ne nous coûtent pas cher.
100Gauguin s’embête aussi à Pont Aven/ se plaint comme 101toi de l’isolement. Si tu allais le voir – mais je n’en 102sais rien s’il y restera et suis porté à croire qu’il a 103l’intention d’aller à Paris. il dit qu’il croyait que tu serais venu à Pont Aven.
104Mon dieu si nous étions ici tous les trois_ Tu 105me diras que c’est trop loin. Bon, mais en hiver 106puisqu’ici on peut travailler dehors 107toute l’année.– Voilà ma raison pour aimer ce pays 108ci/ d’avoir moins à redouter le froid/ qui en empêchant 109mon sang de circuler m’empêche de penser/ de faire 110quoi que ce soit. Tu pourras en juger lorsque 111tu seras soldat_– Ta mélancolie s’en ira/ laquelle 112pourrait rudement bien venir de ce que tu as trop peu 113de sang – ou le sang vicié/ ce que je ne pense pourtant 114pas. C’est ce sacré sale vin de Paris et la sale 115graisse des biftecks qui vous font cela – mon dieu j’etais 116arrivé à un etat de chôses que chez moi le sang ne 117marchait plus du tout/ mais ce qu’on appelle 118point du tout à la lettre. Seulement/ au bout 119de 4 semaines d’icia cela s’est remis en marche/ mais 120mon cher copain à cette même époque j’ai eu 121une attaque de mélancolie comme la tienne/ 122de laquelle j’eusse autant souffert que toi si 123ce n’etait que je la saluais avec grand plaisir 124comme signe que j’allais guerir – ce 125qui est aussi arrivé.
126Au lieu donc de retourner à Paris/ restes en pleine campagne 127car tu as besoin de forces pour sortir comme il faut de cette 128épreuve d’aller en Afrique. Or plus que tu te fais du sang 129et du bon sang avant/ mieux c’est car là-bas dans la chaleur 130on s’en fabrique peutêtre plus difficilement. Faire de la peinture 131et baiser beaucoup est pas compatible/ le cerveau s’en affaiblit/ 132voilà ce qui est bien emmerdant_15
133Le symbole de Saint Luc/ le patron des peintres/ est comme 134tu sais un boeuf/ il faut donc être patient comme un 135boeuf16 si l’on veut labourer dans le champ artistique. Mais les taureaux sont bien 136heureux de ne pas avoir à travailler dans la sale peinture_ 137Mais ce que je voulais dire est ceci. après la période 138de mélancolie tu seras plus fort17 qu’auparavant/ 139ta santé reprendra – et tu trouveras la nature environnante tellement 140belle que tu n’auras plus d’autre désir que de faire de la peinture_ 141Je crois que ta poesie changera encore aussi dans le même sens 142qu’en peinture. tu es après des choses excentriques arrivé à en 143faire qui ont un calme egyptien et une grande simplicité.
151C’est pas du Baudelaire18 cela/ je ne sais même pas de 152qui c’est/ ce sont les paroles d’une chanson dans le Nabab de Daudet/19 153voilà où je l’ai pris – mais est-ce que cela ne dit pas la chôse 154comme un haussement d’épaule de vraie Dame_
155J’ai lu de ces jours ci Madame Chrysantème de 156Pierre Loti/ cela donne des notes intéressantes sur le 157Japon.20 Mon frère a dans ce moment une exposition de Claude Monet/ 158je voudrais bien les voir. Entre autres Guy de Maupassant21 y était venu et 159a dit que dorénavant il reviendrait souvent au Boulevard Montmartre.
160Je dois aller peindre donc je finis – probablement je t’écrirai 161de nouveau sous peu. Je te demande mille pardons de 162n’avoir pas suffisamment affranchi la lettre/ je l’avais pourtant affranchie 163à la posteet ce n’est pas la première fois que cela m’arrive 164ici d’avoir/ en demandant à la poste même/ en cas de 165doute/b été trompé en affranchissant.
166Tu ne te fais pas d’idée du laisser aller/ de la nonchalance des 167gens ici_ Enfin/ tu verras sous peu tout cela de tes propres 168yeux en Afrique_ merci de ta lettre/ 169j’espère t’écrire bientôt à un moment où je 170serai moins pressé. Poignée de main_