1r:1
Mon cher Theo,
En cas de doute mieux vaut s’abstenir1 – voilà je crois ce que je disais dans la lettre à Gauguin, voilà ce que je pense actuellement ayant lu sa réponse.–2 S’il revient à la proposition de son côté – il est bien libre d’y revenir – mais on aurait l’air de je ne sais trop quoi si on insistait pour le moment pour lui faire dire oui.
Tu vois que j’ai reçu ta lettre, je t’en remercie beaucoup et il y avait bien des chôses dedans, je te remercie beaucoup du billet de 100 francs – pour ce qui est du retard de la depêche, elle était datée de dimanche3 donc la faute est au facteur mais cela ne faisait rien puisque la voiture pour Stes Maries part tous les jours.
Seulement ce qui m’arrêtait c’était la nécessité d’acheter des toiles et de payer le loyer. je t’ai deja dit un mot que pour le travail dehors la toile de Tasset ne m’a pas plu énormément. Dans l’avenir nous prendrons je crois l’ordinaire.4 J’ai acheté pour 50 francs de toiles avec chassis – aussi puisque j’ai besoin des chassis de divers formats pour tendre des toiles dessus, quand bien même que je te les enverrais roulées. C’est les formats un peu grands, les 30, 25, 20, 15, tous carrés. Il me semble que les grands formats (après tout c’est pas bien grand) me vont mieux.
Mais je te parle de ce que tu écris dans ta lettre. Je te felicite d’avoir l’exposition Monet chez toi et je regrette bien de ne pas la voir.5 Cela ne fera certes pas de mal à Tersteeg d’avoir vu cette exposition,6 il y viendra encore, mais comme c’etait aussi ton idee, bien tard. Certes c’est curieux qu’il a changé d’opinion au sujet de Zola. je le sais par expérience encore qu’il ne pouvait pas en entendre parler.– Quel drôle de caractère que Tersteeg, avec lui il ne faut pas desespérer – il a cela d’excellent que quelques raides et arrêtées soient ses opinions, une fois qu’il a reconnu qu’une chôse est effectivement autre qu’il se l’est imaginé – comme avec Zola – alors il change et devient hardi pour la cause. Malheureusement on ne vit pas vieux dans la vie moderne et monsieur Tersteeg a vécu plus qu’il ne vivra. Et où son remplaçant? – Mon dieu quel malheur que lui et toi ne soient pas absolument un pour les affaires maintenant. Mais qu’en dire – c’est ce qu’on appelle je crois une fatalité.
Tu as eu de la chance de rencontrer Guy de Maupassant7 – je viens de lire son premier livre “Des vers”, poesies dediées à son maître Flaubert. il y en a un, “au bord de l’eau”, qui est déjà lui.8 Voilà, ce que van der Meer de Delft est à côté de Rembrandt dans les peintres, il l’est dans les romanciers francais à côté de Zola.–
En somme la visite de Tersteeg n’est pas du tout ce que j’avais osé en espérer et je ne m’en cache pas que j’ai fait sur les probabilités de sa coopération un faux calcul.
Et peut être sur l’affaire avec Gauguin aussi. Voyons cela un peu: je pensais qu’il était aux abois et je me fais des reproches d’avoir de l’argent et le copain qui travaille mieux que moi pas – je dis, la moitié lui est dû à lui s’il veut.
Mais – si Gauguin n’est pas aux abois alors je ne suis pas exessivement pressé.
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Et je m’en retire catégoriquement et la seule question demeure pour moi tout simplement celle ci: Si je cherchais un copain pour travailler ensemble, ferais je bien, serait ce plus avantageux pour mon frère et moi, le copain y perdrait-il ou est ce qu’il y gagnerait.–
Voilà ce sont alors des questions qui certes me preoccupent mais demandent la rencontre d’une realité pour devenir des faits.
Je ne veux pas discuter le projet de Gauguin9 ayant une fois réflechi sur la situation – cet hiver – tu connais les resultats.– Tu sais que je crois qu’une association des impressionistes serait une affaire dans le genre de l’associations des 12 preraphaelites anglais10 et que je crois qu’elle pourrait naitre. Qu’alors je suis porté à croire que les artistes entre eux se garantiraient la vie reciproquement et indépendemment des marchands, se résignant à donner chacun un nombre de tableaux considérable à la société et que les gains comme les pertes seraient communs.– Je ne crois pas que cette societé demeurerait indéfinement mais je crois que pendant le temps qu’elle serait vivante on vivrait courageusement et qu’on produirait. Mais si demain Gauguin et ses juifs banquiers viennent me demander rien que 10 tableaux pour une société marchande et pas une societé d’artistes, je ne sais ma foi si j’aurais confiance – moi qui pourtant volontiers en donnerais 50 à une société d’artistes.–
N’est ce pas un peu comme avec Reid – pourquoi dire que Gabriel de la Roquette est un drôle si vous même faites comme lui.–11 Pourquoi dire Societé artistique si elle est composée de banquiers.– Suffit, mon Dieu que le copain fasse ce que le coeur lui dit mais son projet est loin de m’enthousiasmer.
J’aime mieux les choses telles qu’elles sont – les prendre comme cela est, sans rien y changer, que les reformes à demi.–
La grande revolution, l’art aux artistes, mon dieu peut etre est ce une utopie et alors tant pis.  1v:3 Je crois que la vie est si courte et va si vite. Or etant peintre il faut pourtant peindre.
Et tu sais bien aussi que puisque alors – cet hiver avec Pissaro et les autres on a par hasard beaucoup causé de cela, je m’efforce maintenant de ne plus rien y ajouter que ceci, que personellement avant l’année prochaine je veux faire ma part de 50 tableaux. Si je reussis à faire cela alors je garde mon opinion.
Aujourd’hui je t’ai envoyé par la poste 3 dessins.12
Celui avec les meules dans une cour de ferme te paraîtra trop bizarre mais c’est fait très à la hâte comme projet de tableau et c’est pour te montrer la chôse.13
Maintenant, la moisson est un peu plus sérieux. Voilà c’est le motif auquel j’ai travaillé cette semaine sur une toile de 3014 – c’est pas très fait du tout – mais ça me tue le reste que j’ai, à l’exeption d’une nature morte travaillée avec patience.15 Mac Knight et un de ses amis qui a eté en Afrique aussi16 la voyaient aujourd’hui cette etude et disaient que c’était la meilleure que j’avais faite.– Comme Anquetin et l’ami Thomas – on ne sait trop que penser de soi quand on entend dire cela mais je me dis: le reste doit pour sûr paraître bougrement mauvais.
Enfin – les jours que je rapporte une étude je me dis, si c’était ainsi tous les jours cela pourrait marcher – mais les jours qu’on revient bredouille et qu’on mange et dort et dépense pourtant, on n’est pas content de soi et se sent un fou, un coquin ou une vieille peau.
Et le cher docteur Ox, je veux dire notre Suédois Mouries,17 moi je l’aimais assez parceque il allait dans ce mechant monde candidement et avec benignité avec ses lunettes et parceque je lui supposais un coeur plus vierge que bien des coeurs et meme avec plus d’inclinaison à la droiture que n’en ont bien des plus malins. Et puisque je savais qu’il ne faisait pas de la peinture depuis longtemps cela m’etait bien égal que son travail etait le comble du niais.– Et je l’ai vu journellement pendant des mois.– Bon. Quelle peut donc être la raison de ce qu’il perd ses qualités.– Voici ce que je m’imagine être le cas.– Saches qu’il est venu dans le midi pour se remettre d’une maladie nerveuse causée par un tas de contrariétés qu’il a eues et par suite desquelles il a changé de carrière.18
 1r:4
Il allait parfaitement bien ici, il était très calme &c.– Mais la secousse de Paris a été trop forte, le changement trop subit, il ne trouve pas le Paris qu’il s’est rêvé et le voila inquiet et peut être désagréable et en tout cas faisant des bêtises.
Il aura vite jeté sa gourme j’espère. En attendant laisse le donc faire tout ce qu’il voudra sans y attacher de l’importance. Il fonde un tas d’espérances sur Russell (je crois), il cherche un conseiller et un maître – or – pas besoin de te dire que Russell ne sera peut etre pas tout ce dont il a besoin mais je crois que Russell verra que c’est quelqu’un qui ne connait pas l’entourage auquel il a affaire et je pense que Russell le prendra au serieux et cherchera à être bon pour lui.– Je crois que Russell se fait de la reputation dans ceux qui ont peur de Paris instinctivement. C’est difficile à expliquer ce que je veux dire par là.
Russell est un homme tellement bon19 – mais tu sais on ne peut pas recommander ou imposer au gens d’aimer Paris, pas plus qu’on puisse leur recommander les pipes ou les café nature avec des cognacs. Puis Russell est riche et a perdu de l’argent à Paris donc il peut dire aux gens et il le dit: “voila ce à quoi j’ai eu affaire”.20 Seulement en tous les cas je vais un peu écrire à Russell.
Il parait que Mac Knight n’était pas très content de moi mais que Russell lui a signifié qu’il avait à se taire en réponse. Tout ceci pour te dire que je comprends fort fort bien – vu qu’il a tourné comme ça – que tu n’es pas tout à fait d’accord avec le Suedois qui probablement alors d’après ce que tu ecris est repris par son mal nerveux et est agacé par Paris. S’il a de l’argent à perdre pour prendre un atelier à la Gerome21 ce serait grave. Vu que je doute un peu qu’il en ait énormement à perdre, il y sera pour un petit ereintement ma foi un peu merité. On n’y peut rien s’il ne veut pas écouter, seulement faut pas rester avec. Je n’ecris pas à Gauguin directement – je t’enverrai la lettre – parceque il faudrait s’abstenir en cas de doute. SI NOUS NE DISONS PLUS RIEN, si la réponse montre que nous avons dit une chose comme ça mais qu’il faut qu’il y ait de son côté initiative pour la chôse aussi alors nous pourrons voir s’il y tient. S’il n’y tient pas, si cela lui est égal, s’il a tout autre chôse en tête, qu’il reste indépendant et moi aussi.
Poignée de main à toi et à Mouriés.

t. à t.
Vincent

Je trouve etrange assez dans ce plan de Gauguin ceci surtout: la societé échange sa protection contre 10 tableaux que les artistes auront à donner, si dix artistes font cela la societé juive empoche carrément “pour commencer” 100 tableaux. sa protection de cette societé qui n’existe même pas coûte bien cher.

 2r:5
Voici la lettre pour Gauguin – je sais bien qu’il y a dans la sienne ce passage “je demande (souligné) si étant donné le capital formé ou à moitié formé votre frère employerait ses efforts pour mener l’affaire à bien et en être le directeur”. Je sais bien qu’il écrit aussi “en principe j’accepte votre proposition”. Mais je crois que cela pourrait nous mener trop loin de ne pas être un peu ferme dans ce qu’on lui montrerait que notre proposition etait sans toutes ces arrière pensées et que nous sommes nous mêmes trop gênés pour pouvoir risquer autre chôse que de faire menage ensemble en partageant l’argent du mois.
Et c’est vrai j’ignorais qu’il avait une si grande famille, il doit plutôt vouloir rester dans le nord à cause de cela.22
Le comble de ce qu’on pourrait faire serait que je laisse aller le midi et si cela le tirait d’affaire venir de mon côté le rejoindre en Bretagne. Et le désir que j’ai de travailler dans le midi est naturellement subordonné à l’intérêt de gens tel que lui.
Tout de même il ne faudrait pas changer légèrement.
Et j’ai un peu peur d’être engueulé de l’avoir séparé de sa famille ou un guêpier comme cela.
Mon dieu s’il a une si grande famille probablement ses devoirs sont de ne pas s’en absenter davantage. Et peutêtre serait il bien plus content si tu lui achetais tout simplement un tableau de temps en temps.–
 2v:6
Si maintenant je n’ai pas relevé ces deux passages et d’autres passages dans sa lettre c’est que c’est bien trop difficile de dire oui à cela candidement il me semble. Si pourtant était que tout son plan n’est qu’une fata morgana et disparaîtra comme telle, de son propre mouvement il en reparlera.
Mais il y a le voyage, la dette à l’auberge, la note du medecin, maintenant il parle encore d’une dette de 300 fr. qu’il solde avec ce tableau si son amateur accepte.–23 Mais s’il n’accepte pas? – Enfin c’est qu’il serait peu prudent de lui donner des esperances au-dessus de nos moyens et de s’engager à faire plus que l’on ne pourrait tenir. Gauguin a beau dire, il est très très agité et c’est dommage et cela ne saurait faire du bien à son travail. Non il ne faut pas changer à ce que nous avons dit et considerer la chose comme ne se faisant pas à cause des doutes et des changements dont la présence n’est pas bon signe. Plus que moi je me calme ici et plus je reprends des forces, plus je sens que le travail est encore le plus sûr.
J’admets que si la vie en Bretagne est bien moins chère je dois à la rigueur sacrifier mon plan de travailler ici et cela je le ferai volontiers si c’est dans son avantage. Mais raison de plus de travailler dur aux 50 tableaux que je voulais avoir avant de recauser de projets dans le genre comme on en a discuté cet hiver. Justement il y arrive une lettre de la maison.24
Tu sais je me sens tellement bien maintenant que pour la santé seulement il n’est pas indispensable que je reste ici. il faut faire de facon que tu ne sois pas absolument surchargé de frais, voilà ce qui est necessaire et c’est déjà grave assez.

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