je t’écris encore un mot parceque je n’ai pas encore reçu ta lettre. Seulement je suppose que tu te seras dit que je serais probablement à Stes Maries.
Puisque et le loyer de la maison et la peinture des portes & fenêtres et l’achat de toiles sont venues simultanément m’épuiser, tu me rendras très grand service de m’envoyer de l’argent quelques jours plus tôt.
Je travaille à un paysage avec des champs de blé que je crois pas inférieur au verger blanc par exemple.1 il est dans le genre des deux paysages Butte Montmartre qui ont été aux Indépendants2 mais je crois que c’est plus solide et que cela a un peu plus de style.
Et j’ai un autre motif, une ferme et des meules, qui sera probablement le pendant.3
Je suis bien curieux de savoir ce que fera Gauguin. j’espère qu’il pourra venir. Tu me diras que cela ne sert à rien de penser à l’avenir mais la peinture avance lentement et là-dedans on doit bien calculer d’avance.
Gauguin pas plus que moi serait sauvé s’il vendait quelques toiles. Pour pouvoir travailler il faut autant que possible regler sa vie et il faut une base un peu ferme, d’avoir son existence garantie.
Si lui et moi restons ici longtemps nous ferons des tableaux de plus en plus personnels justement parceque nous aurons étudié les choses de ce pays plus à fond.
Je m’imagine assez difficilement de changer de direction; ayant commencé le midi mieux vaut ne plus bouger que – toujours en pénétrant dans le pays.
Je crois que j’ai plus de chance de réussir les choses et – meme les affaires – un peu plus larges que de me retenir en faisant trop petit.
Et c’est justement pour cela que je crois que je vais agrandir le format des toiles et hardiment adopter la toile de 30 carrée.4
Celles là me coûtent ici 4 francs chaque et cela n’est pas cher vu le transport.
La dernière toile tue absolument tout le reste, il n’y a qu’une nature morte avec des cafetieres et des tasses et assiettes en bleu & jaune qui se tienne à côté.5
Cela doit tenir au dessin.
Involontairement ce que j’ai vu de Cezanne me revient à la mémoire parceque lui a tellement – comme dans la moisson que nous avons vu chez Portier6 – donné le côté apre de la Provence.
C’est devenu tout autre chose qu’au printemps mais certes j’aime pas moins la nature qui commence à être brulée dès maintenant. Dans tout il y a maintenant du vieil or, du bronze, du cuivre dirait on et cela, avec l’azur vert du ciel chauffé à blanc, cela donne une couleur délicieuse excessivement harmonieuse avec des tons rompus à la Delacroix.
Si Gauguin voulait nous joindre je crois que nous aurions fait un pas en avant. cela nous poserait comme exploiteurs du Midi carrément et on ne pourrait pas trouver à redire à cela.
Il faut que j’arrive à la fermeté de couleur que j’ai dans cette toile qui tue les autres. Lorsque j’y pense que Portier racontait dans le temps que les Cezanne qu’il avait eu avaient l’air de rien du tout vus seuls mais que raprochés d’autres toiles cela enfoncait la couleur des autres.7 Et aussi que les Cezanne faisaient bien dans l’or, ce qui suppose une gamme très montée.
Alors peutêtre peutêtre je suis sur la piste et mon oeil se fait-il à la nature d’ici. Attendons encore pour être sûr.–
Ce dernier tableau supporte l’entourage rouge des briques dont l’atelier est pavé.– Lorsque je le mets par terre sur ce fond rouge brique trèsrouge la couleur du tableau ne devient pas creuse ou blanchâtre. La nature près d’Aix – où travaille Cezanne – c’est juste la même qu’ici, c’est toujours la Crau.8 Si en revenant avec ma toile je me dis: tiens voila que je suis arrivé juste à des tons au père Cézanne, je veux seulement dire ceci que Cezanne étant absolumentdu paysmême comme Zola9 et le connait donc si intimement, il faut qu’on fasse interieurement le même calcul pour arriver à des tons pareils. Va sans dire que vus ensemble cela se tiendrait mais ne se ressemblerait pas.
Poignée de main, j’espère que tu pourras écrire de ces jours ci même.