ce que tu m’écris de ta visite chez Gruby m’a émotionné, pourtant cela me rassure que tu sois allé là.
Y as tu réfléchi que l’hébétement – un sentiment de lassitude extrême – pourrait être causé par cette maladie de coeur et que dans ce cas l’iodure de potassium serait innocent de ces abrutissements.–1 Si tu te rappelles combien cet hiver moi-même j’étais abruti justement au point d’être absolument incapable! de faire quoi que ce soit, sauf un peu de peinture, alors que pourtant je n’en prenais pas du tout d’iodure de potassium. Alors si j’étais de toi je m’expliquerais avec Rivet là-dessus, si Gruby te dit de ne pas en prendre.
Enfin ce sera en tout cas – je n’en doute pas – ton intention d’être ami avec l’un & avec l’autre.
Je pense souvent à Gruby ici et maintenant et en somme je m’en trouve bien mais c’est qu’ici j’ai l’air pur et la chaleur qui me rendent la chôse plus possible. Dans tous les tracas & le mauvais air de Paris Rivet prend les choses comme elles sont sans chercher à créer un paradis et sans chercher le moins du monde de nous perfectionner. Seulement il forge une cuirasse ou plutôt il aguerrit contre le mal et soutient le moral, je trouve, en blaguant le mal qu’on a.
Ainsi si tu pouvais avoir une seule année de vie à la campagne et dans la nature à présent, cela rendrait la cure par Gruby bien plus commode. Ainsi je pense qu’il t’engagera à ne voir des femmes qu’en cas de nécessité mais le moins possible. Or moi je me trouve ici fort bien de cela mais ici puisque j’ai le travail et la nature, et si je n’avais pas cela je deviendrais melancolique. Pourvu que le travail ait un peu de charme pour toi là-bas et que les impressionistes marchent bien, cela serait beaucoup de gagné. Car la solitude, les soucis, les contrariétés, le besoin d’amitie et de sympathie pas assez satisfait, voilà ce qu’il y a de fort mauvais, les émotions morales de tristesse ou de deceptions nous minent plus que la noce, nous, dis je, qui nous trouvons être les heureux proprietaires de coeurs dérangés.
Je crois que l’iodure de potassium purifie le sang & tout le système n’est ce pas – est ce que tu pourras t’en passer. Enfin il faut pourtant en parler carrement
1v:3 à Rivet qui ne doit pas être jaloux.
Je souhaiterais que tu eusses près de toi quelque chôse de plus crûment vivant, de plus chaud que les hollandais – Koninck avec ses toquades est tout de même une exception pour le mieux. Enfin c’est toujours bon d’avoir quelqu’un. Je voudrais que tu eusses quelques amis bien dans les français encore pourtant. Veux tu me faire un bien grand plaisir: mon ami le Danois qui part Mardi pour Paris2 te donnera 2 petits tableaux – pas grand chôse – que j’aurais envie de donner à Mme la comtesse de la Boissière à Asnieres.– Elle restea Boulevard Voltaire au premier de la première maison au bout du pont de Clichy. Au rez de chaussee il y a le restaurant du père Perruchot.3 Voudrais tu les lui porter en personne de ma part, disant que j’avais l’espérance de la revoir ce printemps et que même ici je ne l’ai pas oubliée, je leur en ai donné 2 petits l’annee passée aussi, à elle et à sa fille. J’aurais espoir que tu ne regretterais pas de faire la connaissance de ces dames.– Ca c’est en somme une famille. La comtesse est loin d’être jeune mais elle est d’abord comtesse, ensuite une dame, la fille idem.
Et c’est logique que tu y ailles puisque moi je ne puis être sûr que la famille resteb au même endroit cette annee (cependant elles y viennent depuis plusieurs annees et Perruchot doit connaitre l’adresse en ville).4 C’est peut être une illusion que je me fais mais – je ne puis m’empêcher d’y penser et peutetre cela leur fera plaisir et à toi aussi si tu les connais.
Ecoutes – je ferai tout mon possible de t’envoyer de nouveaux dessins pour Dordrecht.5
une cafetière en fer emaillé bleu, une tasse (à gauche) bleu de roi et or, un pot à lait carrelé bleu pâle & blanc, une tasse – à droite – blanche à dessins bleu & orangé, sur une assiete de terre jaune gris, un pot en barbotine ou majolique bleu avec dessins rouges, verts, bruns, enfin 2 oranges et 3 citrons; la table est couverte d’une draperie bleue, le fond est jaune vert, donc 6 bleus différents et 4 ou 5 jaunes & orangés.6
L’autre nature morte est le pot de majolique avec des fleurs sauvages.7
Je te remercie bien de ta lettre et du billet de 50 fr. J’espère que la caisse t’arrivera de ces jours ci. La prochaine fois je crois que j’ôterai les toiles des chassis pour les envoyer roulés grande vitesse. Je crois que tu seras vite amis avec ce Danois – il ne fait pas grand chôse mais – il a de l’intelligence & du coeur & a commencé la peinture probablement depuis peu de temps.8 Prends le un peu un Dimanche pour faire connaissance.
Pour moi je me sens infiniment mieux, le sang circule bien & l’estomac digère. J’ai trouvé à manger très très bien maintenant, ce qui m’a fait de l’effet immediatement.
As tu vu la tête de Gruby lorsqu’il serre les lèvres ferme et dit “pas de femmes”. Ce serait un bien beau de Gas cette tête-là comme ça. Il n’y a cependant rien à y redire car lorsqu’on doit travailler toute la journée de la tête, calculer, réfléchir, combiner des affaires, c’est déjà en soi tout à fait assez pour les nerfs. Va t’en voir maintenant des femmes dans le monde, tu verras que tu réussiras – vrai – des artistes et cela. Tu verras que cela tournera comme cela et tu n’y perdras pas grand chose, allez.
Je n’ai pas encore pu faire une affaire avec le marchand de meubles, j’ai vu un lit mais c’est plus cher que je n’avais pensé. Je sens le besoin d’abattre encore de l’ouvrage avant de dépenser plus en meubles.
Je loge à 1 fr. par nuit. J’ai encore acheté du linge et aussi de la couleur.
A fur & à mesure que le sang me revient l’idée de réussir me revient également. Cela ne m’étonnerait pas trop si ta maladie était aussi une réaction de cet affreux hiver qui a duré une éternité. Et alors cela aura la même histoire que chez moi, prends autant d’air de printemps que possible, couche toi très de bonne heure car il te faudra dormir; et puis la nourriture, beaucoup de legumes frais et pas de mauvais vin ou du mauvais alcool. Et très peu de femmes et beaucoup de patience. Si cela ne se passe pas tout de suite cela ne fait rien. Maintenant Gruby te donnera une forte nourriture de viande là-bas. Ici moi je ne pourrais pas en prendre beaucoup et ici c’est pas nécessaire. C’est justement l’abrutissement qui s’en va chez moi, je ne sens plus tant le besoin de me distraire, je suis moins tiraillé par des passions et je puis travailler avec plus de calme, je pourrais être seul sans m’embêter. J’en suis sorti dans mon sentiment encore un peu plus vieux mais pas plus triste.
Je ne te croirais pas si dans ta prochaine lettre tu me dirais de ne plus rien avoir, c’est peut être un changement plus grave et je ne serais pas surpris si tu avais, dans le temps que cela te prendra pour te refaire, un peu d’abattement. Il y a et il y reste et il revient toujours par moments, en pleine vie artistique, la nostalgie de – la vraie vie – ideale et pas réalisable.
Et on manque parfois de désir de s’y rejeter en plein dans l’art et de se refaire pour cela. On se sait cheval de fiacre et on sait que ce sera encore au même fiacre qu’on va s’atteler.– Et alors on n’en a pas envie et on préférerait vivre dans une prairie avec un soleil, une rivière, la compagnie d’autres chevaux également libres, et l’acte de la géneration.– Et peut être au fond des fonds la maladie de coeur vient un peu de là, cela ne m’etonnerait pas trop.– On ne se revolte plus contre les choses, on n’est pas résigné pas non plus – on en est malade et cela ne se passera point – et on n’y peut pas précisement rémédier. Je ne sais pas qui a appelé cet état être frappé de mort et d’immortalité.9 Le fiacre que l’on traine, ça doit être utile à des gens qu’on ne connait pas. Et voilà si nous croyons à l’art nouveau, aux artistes de l’avenir, notre pressentiment ne nous trompe pas. Lorsque le bon père Corot disait quelques jours avant sa mort: j’ai vu cette nuit en songe des paysages avec des ciels tout roses,10 eh bien ne sont ils pas venu ces ciels roses, et jaunes et verts par dessus le marché, dans le paysage impressioniste. Ceci pour dire qu’il y a des choses que l’on sent dans l’avenir et qui arrivent reellement.
Et nous qui ne sommes à ce que je suis porté à croire, nullement si près de mourir, neamoins nous sentons que la chose est plus grande que nous et de plus longue durée que notre vie.
Nous ne nous sentons pas mourir mais nous sentons la réalité de ce que nous sommes peu de chôse, et que pour etre un anneau dans la chaine des artistes nous payons un prix raide de santé, de jeunesse, de liberté, dont nous ne jouissons pas du tout, pas plus que le cheval de fiacre qui traine une voiture de gens qui s’en vont jouir, eux, du printemps. Enfin – ce que je te souhaite comme à moi-même c’est de réussir à reprendre notre santé car il en faudra. Cette Espérance de Puvis de Chavannes11 est une telle réalité. Il y a dans l’avenir un art et il doit être si beau et si jeune que, vrai, si actuellement nous y laissons notre jeunesse à nous, nous ne pouvons qu’y gagner en sérénité. C’est peut être trop bete d’écrire tout cela mais je le sentais ainsi, il me semblait que comme moi tu en souffrais de voir ta jeunesse se passer en – fumée – mais si elle repousse et parait dans ce que l’on fait, il n’y a rien de perdu et la puissance de travailler est une autre jeunesse. Guéris toi donc avec un peu de sérieux parceque nous aurons besoin de notre sante. Je te serre bien la main ainsi qu’à Koninck.