1*ce que tu m’écris de ta 2visite chez Gruby m’a émotionné/ pourtant 3cela me rassure que tu sois allé là_
4Y as tu réfléchi que l’hébétement – un senti- 5ment de lassitude extrême – pourrait 6être causé par cette maladie de 7coeur et que dans ce cas l’iodure de 8potassium serait innocent de ces 9abrutissements_–1 Si tu te rappelles combien 10cet hiver moi-même j’étais abruti justement 11au point d’être absolument incapable! 12de faire quoi que ce soit, sauf un peu 13de peinture, alors que pourtant je 14n’en prenais pas du tout d’iodure de potassium_ 15Alors si j’étais de toi je m’expliquerais 16'avec Rivet là-dessus, si Gruby te 17dit de ne pas en prendre_
18Enfin ce sera en tout cas – je n’en 19'doute pas – ton intention d’être ami 20avec l’un & avec l’autre_
21Je pense souvent à Gruby ici 22et maintenant et en somme je 23m’en trouve bien mais c’est qu’ici 24j’ai l’air pur et la chaleur qui 25me rendent la chôse plus possible_ 26Dans tous les tracas & le mauvais 27air de Paris Rivet prend les choses 28comme elles sont sans chercher à 29créer un paradis et sans chercher 30le moins du monde de nous 31perfectionner_ Seulement il 32forge une cuirasse ou plutôt 33il aguerrit contre le mal et soutient 34le moral/ je trouve/ en blaguant le mal 34aqu’on a.
35Ainsi si tu pouvais avoir une 36seule année de vie à la campagne 37et dans la nature à présent/ cela 38rendrait la cure par Gruby bien 39plus commode. Ainsi je pense 40qu’il t’engagera à ne voir des femmes 41qu’en cas de nécessité mais le moins 42possible. Or moi je me trouve 43ici fort bien de cela mais ici 44puisque j’ai le travail et la nature/ 45et si je n’avais pas cela je deviendrais 46melancolique. Pourvu que le 47travail ait un peu de charme 48pour toi là-bas et que les impressionistes 49marchent bien/ cela serait beaucoup 50de gagné. Car la solitude/ 51les soucis/ les contrariétés/ le 52besoin d’amitie et de sympathie 53pas assez satisfait/ voilà ce qu’il 54y a de fort mauvais/ les émotions 55morales de tristesse ou de deceptions 56nous minent plus que la noce/ 57nous/ dis je/ qui nous trouvons 58être les heureux proprietaires de 59coeurs dérangés_
60Je crois que l’iodure de potassium 61purifie le sang & tout le système 62n’est ce pas – est ce que tu 63pourras t’en passer. Enfin 64il faut pourtant en parler carrement
1v:3 65à Rivet qui ne doit pas être jaloux.
66Je souhaiterais que tu eusses près de 67toi quelque chôse de plus crûment vivant/ 68de plus chaud que les hollandais – 69Koninck avec ses toquades est tout de 70même une exception pour le mieux. 71Enfin c’est toujours bon d’avoir quelqu’un_ 72Je voudrais que tu eusses quelques 73amis bien dans les français encore 74pourtant. Veux tu me faire un bien 75grand plaisir: mon ami le Danois 76qui part Mardi pour Paris2 77te donnera 2 petits tableaux – pas grand 78chôse – que j’aurais envie de donner 79à Mme la comtesse de la Boissière à 80Asnieres_– Elle restea Boulevard Voltaire 81au premier de la première maison 82au bout du pont de Clichy. Au rez de 83chaussee il y a le restaurant du père 84Perruchot.3 Voudrais tu les lui porter 85en personne de ma part/ disant que 86j’avais l’espérance de la revoir ce printemps 87et que même ici je ne l’ai pas 88oubliée, je leur en ai donné 2 petits 89l’annee passée aussi/ à elle et à sa fille_ 90J’aurais espoir que tu ne regretterais 91pas de faire la connaissance de ces 92dames_– Ca c’est en somme une famille_ 93La comtesse est loin d’être jeune mais 94elle est d’abord comtesse/ ensuite 95une dame/ la fille idem.
96Et c’est logique que tu y ailles puisque moi 97je ne puis être sûr que la famille resteb 98au même endroit cette annee (cependant 99elles y viennent depuis plusieurs annees et 100Perruchot doit connaitre l’adresse en ville)_4 101C’est peut être une illusion que je me 102fais mais – je ne puis m’empêcher 103d’y penser et peutetre cela leur fera plaisir 104et à toi aussi si tu les connais.
105Ecoutes – je ferai tout mon possible 106de t’envoyer de nouveaux dessins 107pour Dordrecht_5
108J’ai fait cette semaine deux natures 109mortes.
110une cafetière en fer emaillé bleu/ une tasse (à gauche) bleu 111de roi et or/ un pot à lait carrelé bleu pâle & blanc/ 112'une tasse – à droite – blanche à dessins bleu & orangé/ sur 113une assiete de terre jaune gris/ un pot en barbotine 114ou majolique bleu avec dessins rouges/ verts/ bruns/ 115'enfin 2 oranges et 3 citrons; la table est couverte 116d’une draperie bleue/ le fond est jaune vert/ 117donc 6 bleus différents et 4 ou 5 jaunes & orangés_6
118L’autre nature morte est le pot de majolique avec des 119fleurs sauvages_7
120Je te remercie bien de ta lettre et du billet de 12150 fr. J’espère que la caisse t’arrivera de ces jours 122ci. La prochaine fois je crois que j’ôterai les 123toiles des chassis pour les envoyer roulés grande 124vitesse. Je crois que tu seras vite amis avec ce 125Danois – il ne fait pas grand chôse mais – il 126a de l’intelligence & du coeur & a commencé la 127peinture probablement depuis peu de temps_8 128Prends le un peu un Dimanche pour faire connaissance_
129Pour moi je me sens infiniment mieux/ 130le sang circule bien & l’estomac digère_ 131J’ai trouvé à manger très très bien maintenant/ 132ce qui m’a fait de l’effet immediatement_
133As tu vu la tête de Gruby lorsqu’il serre les 134lèvres ferme et dit “pas de femmes”_ 135Ce serait un bien beau de Gas cette tête-- 136'là comme ça. Il n’y a cependant rien 137à y redire car lorsqu’on doit travailler 138toute la journée de la tête/ calculer/ 139réfléchir/ combiner des affaires/ c’est déjà 140en soi tout à fait assez pour les nerfs_ 141Va t’en voir maintenant des femmes 142dans le monde/ tu verras que tu réussiras – 143vrai – des artistes et cela. Tu verras 144que cela tournera comme cela et tu 145n’y perdras pas grand chose/ allez_
146Je n’ai pas encore pu faire 147une affaire avec le marchand de meubles/ 148j’ai vu un lit mais c’est plus cher 149que je n’avais pensé. Je sens le besoin 150d’abattre encore de l’ouvrage avant 151de dépenser plus en meubles.
152Je loge à 1 fr_ par nuit. J’ai encore 153acheté du linge et aussi de la 154couleur_
156A fur & à mesure que le sang me revient 157l’idée de réussir me revient également_ 158Cela ne m’étonnerait pas trop si ta maladie 159était aussi une réaction de cet affreux hiver qui 160a duré une éternité. Et alors cela aura la 161même histoire que chez moi/ prends autant 162d’air de printemps que possible/ couche toi 163très de bonne heure car il te faudra 164'dormir; et puis la nourriture/ beaucoup 165de legumes frais et pas de mauvais vin 166ou du mauvais alcool_ Et très peu de 167femmes et beaucoup de patience_ 168Si cela ne se passe pas tout de suite cela 169ne fait rien. Maintenant Gruby te 170donnera une forte nourriture de viande 171là-bas. Ici moi je ne pourrais pas 172en prendre beaucoup et ici c’est pas nécessaire_ 173C’est justement l’abrutissement qui s’en va 174chez moi/ je ne sens plus tant le besoin 175de me distraire/ je suis moins tiraillé 176par des passions et je puis travailler avec 177plus de calme, je pourrais être seul 178sans m’embêter. J’en suis sorti dans 179mon sentiment encore un peu plus 180vieux mais pas plus triste.
181Je ne te croirais pas si dans ta prochaine 182lettre tu me dirais de ne plus rien avoir/ 183c’est peut être un changement plus 184grave et je ne serais pas surpris si tu 185avais/ dans le temps que cela te 186prendra pour te refaire/ un peu 187d’abattement. Il y a et il y reste 188et il revient toujours par moments/ 189en pleine vie artistique/ la nostalgie 190de – la vraie vie – ideale et pas 191réalisable_
192Et on manque parfois de désir de s’y rejeter 193en plein dans l’art et de se refaire pour 194cela_ On se sait cheval de fiacre et 195on sait que ce sera encore au même 196fiacre qu’on va s’atteler_– Et alors 197on n’en a pas envie et on 198préférerait vivre dans une prairie 199avec un soleil/ une rivière/ la 200compagnie d’autres chevaux également 201libres/ et l’acte de la géneration_– 202Et peut être au fond des fonds la 203maladie de coeur 204vient un peu de là/ cela ne m’etonnerait 205pas trop.– On ne se revolte plus 206contre les choses/ on n’est pas résigné 207pas non plus – on en est malade 208et cela ne se passera point – et 209on n’y peut pas précisement rémédier. 210Je ne sais pas qui a appelé cet état 211être frappé de mort et d’immortalité_9 212Le fiacre que l’on traine/ ça doit 213être utile à des gens qu’on ne connait 214pas. Et voilà si nous croyons à l’art 215nouveau/ aux artistes de l’avenir/ 216notre pressentiment ne nous trompe pas. 217Lorsque le bon père Corot disait quelques jours avant 218'sa mort: j’ai vu cette nuit en songe des 219paysages avec des ciels tout roses/10 eh bien 220ne sont ils pas venu ces ciels roses/ et 221jaunes et verts par dessus le marché/ dans le 222paysage impressioniste. Ceci pour dire 223qu’il y a des choses que l’on sent dans l’avenir et 224qui arrivent reellement.
225Et nous qui ne sommes à ce que je suis porté 226à croire/ nullement si près de mourir/ 227neamoins nous sentons que la chose 228est plus grande que nous et de plus 229longue durée que notre vie_
230Nous ne nous sentons pas mourir mais 231nous sentons la réalité de ce que nous 232sommes peu de chôse/ et que pour etre 233un anneau dans la chaine 234des artistes nous payons un prix raide 235de santé/ de jeunesse/ de liberté/ 236dont nous ne jouissons pas du tout/ 237pas plus que le cheval 238de fiacre qui traine une voiture de 239gens qui s’en vont jouir/ eux/ du 240printemps. Enfin – ce que je te souhaite 241comme à moi-même c’est de réussir 242à reprendre notre santé car il en 243faudra. Cette Espérance de Puvis 244de Chavannes11 est une telle réalité_ 245Il y a dans l’avenir un art et il 246doit être si beau et si jeune que/ 247vrai/ si actuellement nous y laissons 248notre jeunesse à nous/ nous ne 249pouvons qu’y gagner en sérénité_ 250C’est peut être trop bete d’écrire 251tout cela mais je le sentais ainsi/ 252il me semblait que comme moi tu en 253souffrais de voir ta jeunesse se passer 254en – fumée – mais si elle repousse 255et parait dans ce que l’on fait/ 256il n’y a rien de perdu et la puissance 257de travailler est une autre jeunesse_ Guéris 258toi donc avec un peu de sérieux parceque nous 259aurons besoin de notre sante. Je te serre bien la main 260ainsi qu’à Koninck_